www.claudereichman.com


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme

A la une

8/12/08  

Comment un obscur trader breton a déjoué les faiblesses du système bancaire français

Le journalisme d'investigation est un genre qui n'existe pas en France. Le New Yorker est la référence. Il a consacré une enquête à Jérôme Kerviel dans son numéro du 20 octobre 2008. Au-delà de la personnalité étrange de ce trader, c'est le système bancaire français qui est sur la sellette ainsi que la collusion de l'élite technocratique qui s'est emparée du pouvoir en France, en 1974, avec les conséquences tragiques que cela représente pour notre avenir : une dette publique qui gonfle inexorablement jusqu'à ce que la banqueroute jette dans la misère des millions de Français qui croient naïvement que notre État ne peut pas faire faillite. Voici la traduction intégrale de cette enquête passionnante menée par James B. Stewart.

Le lundi 21 janvier 2008, des inquiétudes à propos de la détérioration de la santé économique des États-unis entraînèrent la chute des bourses asiatiques. Des investisseurs à Hong-Kong et à Tokyo firent le siège des banques d'investissement. Les marchés aux États-Unis étaient fermés ce jour-là, en raison du jour férié en l'honneur de Martin Luther King, mais les futures (contrats à terme) américains échangés sur les autres places étaient en forte baisse. Dans la presse, la journée fut surnommée le "lundi noir." Les craintes d'un krach mondial furent si grandes que la banque fédérale américaine (Fed) tint une réunion extraordinaire en ce jour férié. Avant l'ouverture du marché le mardi à New York, la Fed annonça une baisse de ¾ point de son taux directeur, la plus importante en deux décennies. La nouvelle causa initialement une baisse des marchés américains avant qu'ils ne se stabilisent.

Deux jours plus tard, des représentants de la Société Générale , dont les opérations de transaction innovantes et sophistiquées ont fait l'admiration des institutions financières, demandèrent que sa cotation soit suspendue. La banque avait découvert qu'un de ses traders avait pris de "massives positions frauduleuses en 2007 et en 2008", et qu'il les avait masquées "à travers un stratagème élaboré de transactions fictives". La banque encaissa une perte sèche de 4.9 milliards d'euros à la suite de cette fraude bancaire qui est la plus grande de l'histoire.

Le trader, un jeune breton de trente un ans qui s'appelle Jérôme Kerviel, devint instantanément une célébrité. Comme on connaissait peu de choses à son sujet, les spéculations abondèrent : qu'il courait le risque de se suicider, qu'il avait abandonné son appartement de Neuilly sur Seine, une banlieue huppée proche du quartier général de la Société Générale, qu'il aurait fui et que la police avait découvert un exemplaire du Coran dans son appartement, suggérant ainsi de possibles liens avec le terrorisme.
Plus déroutante était la question concernant son mobile. Il n'y avait aucun indice que Kerviel eût volé quoi que ce soit ! Il n'avait aucun apparat de richesse. Quand les policiers entrèrent à son domicile, ils trouvèrent un appartement (F2) à peine meublé. Il n'avait ni maison de campagne, ni même de voiture. Dans les interrogatoires menés par la police française et un psychologue désigné par la justice, Kerviel clama que son intérêt principal était de faire gagner de l'argent à sa banque.

Dans un rapport interne, les hauts cadres et les membres du conseil d'administration de la Société Générale, tout comme leurs collègues de l'establishment bancaire français, considérèrent que les activités de Kerviel étaient une fraude isolée. Jérôme Kerviel était un "flambeur", un "joueur". Son ambition, sa cupidité, et peut être même sa folie menacèrent non seulement une auguste institution nationale, mais tout le système financier international. D'ailleurs, comme le relevèrent des journalistes, le coupable sortait d'une école de commerce et non pas d'une "grande école." Il était entré dans la banque par la petite porte - le middle office - et avait grimpé ensuite les échelons conformément à la rigidité du système éducatif en France et de sa méfiance à l'égard de la notion dangereuse et romantique que tout le monde pourrait parvenir un jour au sommet.

Mais beaucoup de citoyens français virent la situation différemment : Kerviel était la victime d'une obsession du profit au sein de la banque, dont l'existence même est de soutirer l'argent des revenus des gens modestes et des classes moyennes au profit des dirigeants de la banque et des actionnaires. Sûrement, Jérôme Kerviel, le naïf provincial, qui était de bonne nature, travailleur et beau garçon (ses collègues notèrent sa ressemblance avec Tom Cruise), avait été manipulé et encouragé par ses supérieurs. Comment une personne seule comme Kerviel aurait pu amasser une exposition de cinquante milliards d'euros sans que ses supérieurs en soient informés ? Après la parution de sa photo dans la presse, des étrangers l'approchèrent dans la rue et dans les cafés pour lui demander un autographe et lui offrir leurs encouragements. Dans un sondage commandé par Le Figaro, une semaine après l'annonce par la banque de sa perte, seulement 13% des sondés blâmèrent le trader pour ce scandale, 50 % blâmèrent la banque.

Maintenant que le monde financier traverse sa pire crise depuis la grande dépression et que l'ire du public est centrée sur les banquiers et leurs dizaines de millions de dollar de revenus, Kerviel ressemble moins à un trader isolé et dévoyé qu'au messager de mauvaise augure d'un risque systémique : la complexité des instruments financiers que peu de gens comprennent, l'impotence des contrôles internes concernant les risques encourus, l'aveuglement moral face aux profits grandissants, et par-dessus tout, la cupidité. Le F.B.I (Federal Bureau of Investigation) a dit qu'il menait une enquête sur 26 institutions financières américaines - elles comprennent entre autre Lehman Brothers, Fannie Mae, Freddie Mac et A.I.G. Jérôme Kerviel est peut être le premier parmi beaucoup de traders qui encourent des années de prison.

Pont-l'Abbé, le village natal de Jérôme Kerviel, est en Bretagne, près de la pointe la plus à l'Ouest de la France. Cette petite bourgade est sur un estuaire où les bateaux de plaisance accostent à quelques mètres d'un château médiéval et d'un ancien pont. Des panneaux apparaissent en français et en breton, une langue celtique qui se caractérise par des "k" accentués, comme dans le nom de Kerviel. Jérôme et son grand frère, Olivier, qui entra aussi dans la finance, furent élevés dans une ferme aux abords du village. Leur père était un forgeron qui enseignait à un collège technique à la cité voisine de Quimper. Il bâtit une petite fonderie sur une aile de leur maison ; des roses et des haies nettes divisent le jardin devant la propriété du parking de la fonderie. Leur mère avait un salon de coiffure et s'occupait du jardin.

La mère de Jérôme ainsi que des parents plus âgés s'occupèrent de lui. Il se comportait bien à l'école et, à dix ans, il aidait souvent sa mère au salon. Il aimait faire de la voile sur l'estuaire et il excellait au judo, qu'il enseigna ensuite à de jeunes élèves. En soirée, les Kerviel débattaient à table de l'actualité et des affaires, mais les frères attribuent leur intérêt pour le marché et la finance à un professeur au lycée qui leur apprit les bases de l'économie et des marchés financiers. Peut-être l’influence la plus électrique fut-elle celle qu’exerça, en 1987, le film "Wall Street", où Michael Douglas campait le trader Ivan Boesky. Les frères n'étaient pas tant attirés par le personnage principal qui est, après tout, un criminel, que par l'excitation régnant dans les salles de marché.

Le système éducatif public français, qui est gratuit, est le symbole des idées nationales comme l'égalité et le mérite. Après le lycée, les élèves qui poursuivent leurs études sont généralement dirigés vers trois filières : une université publique, une école privée (parfois inférieure aux universités publiques) ou une classe préparatoire, ou "prépa", école publique où l'on potasse dur pour préparer les étudiants aux examens d'entrée ou concours qui sont la clé de l’admission dans une grande école.

Après le lycée, Kerviel prépara le concours de Sciences Po de Lille qui est spécialisée dans l'Europe et les questions internationales. Quand il rata le concours, il étudia l'économie pendant une année à l'université de Quimper, finissant le premier de sa classe. Cherchant quelque chose de plus concret, il entra à l'institut universitaire technologique, une sorte d'école de commerce, à Nantes, qui est la ville la plus grande à l'Ouest de la France. Durant sa dernière année, il travailla comme stagiaire à l'agence locale de la Société Générale où un cadre, impressionné par sa conduite et son travail, l'encouragea à poursuivre ses études et à faire acte de candidature pour un poste au sein de la banque. Kerviel choisit un programme à l'université de Lyon, spécialisé dans le contrôle des investissements bancaires. L'enseignement prodigué plutôt par des banquiers que par des universitaires s'adressait uniquement à des stagiaires bancaires. Kerviel était parrainé par la banque BNP Paribas à Paris. Il gagna son diplôme et accepta une offre de la Société Générale.

Fondée en 1864 sur l'ordre de Napoléon III, la Société Générale pour Favoriser le Développement du Commerce et de l'Industrie en France - ou SocGen pour la désigner par son diminutif - fut conçue par des banquiers français et des patrons de chemins de fer comme un contrepoids au Crédit Mobilier qui était dirigé par les frères Pereire, membres d'une famille éminente de juifs sépharades. L'impératrice Eugénie choisit le nom compliqué mais prétentieux de la banque. Avec les autres grandes banques françaises, la SocGen fut nationalisée après la Seconde Guerre mondiale, et resta dans les mains de l'État jusqu'en 1987, quand elle fut privatisée et ses actions offertes au public.

SocGen resta dans les rangs des grosses banques peu profitables comme le Crédit Lyonnais et le Crédit Agricole jusqu'en 1997, quand Daniel Bouton fut nommé président et directeur général. Bouton, maintenant âgé de 58 ans, est un homme chauve et de taille moyenne, avec des yeux bleus intenses derrière des lunettes. Le golf et l'opéra sont parmi ses passions ; on dit qu'il a une connaissance encyclopédique du Bourgogne et il a une très belle cave de grands crus. Il est membre de ce qui est peut être le club le plus exclusif de France, le club secret des Cents, qui se réunissent une fois par semaine pour savourer la haute cuisine et les grands vins. Bien qu'il ne soit pas issu d'une famille fortunée, Bouton est allé dans les meilleures écoles et il a eu des mentors très puissants. Il est né à Paris en 1950 ; son grand-père était portier, et son père est décédé lorsqu'il avait treize ans. A dix-sept ans, il obtint la meilleure note au concours général d'histoire et entra à la prestigieuse école Sciences Po de Paris. Il fut admis à l'École Nationale d'Administration, le traditionnel tremplin pour l'élite de la nation, et rejoignit ensuite l'administration du président Valéry Giscard d'Estaing. A vingt-trois ans, il fut nommé "inspecteur des finances", et en 1988 fut promu "directeur du budget", un poste qu'il conserva jusqu'en 1991, quand il quitta l'administration pour rejoindre la SocGen.

A côté de l’expansion de la banque en Europe de l'Est et en Russie (SocGen acheta en 2006 une part de RosBank, une banque russe), Bouton bâtit la branche d'investissement qui allait devenir un compétiteur mondial profitable. Il recruta massivement dans le vivier de l'École Polytechnique qui créa des concepts mathématiques et d'ingénierie avancée, tels que les stratégies complexes de produits dérivés. En 2000, SocGen était devenu un leader mondial dans le marché des produits dérivés. Sous la houlette de Bouton, la firme est passée à cent cinquante mille employés, travaillant dans quatre-vingt deux pays ; la branche d'investissement employant à elle seule douze mille employés dans quarante-cinq pays. En juillet 2006, Euromoney décerna à SocGen le titre de meilleure banque du monde.

Jérôme Kerviel arriva aux gracieuses tours jumelles de la Société Générale de la Défense, un quartier de Paris, en août 2000. Il travailla au middle office où il aida à administrer les bases de données de la banque et, plus tard, à gérer des systèmes informatisés de trading. En 2002, Kerviel accepta un transfert à la salle de marché en tant qu'assistant d'un trader, en grande partie parce que le poste offrait la chance d'utiliser ses compétences en matière de base de données, une qualification qu'il pensait lui être utile. Ses anciens collègues l'élirent le "trader le plus sympa."

A l'inverse du middle office, la salle de marché est frénétique. De son bureau, Kerviel pouvait aisément écouter les conversations et les appels téléphoniques des traders ; il fut initié à un assortiment vertigineux de produits dérivés. En simplifiant, un dérivé est un contrat dont la valeur est déterminée par la valeur d'un autre actif, et il permet aux investisseurs de faire des gains significatifs ou des pertes à partir de petits changements relatifs d'une valeur. Les dérivés les plus communs sont les stock options, qui sont des droits d'acheter ou de vendre une action à un prix fixe dans un temps imparti. Leur valeur dépend du prix de l'action corrélée. Les dérivés sont un instrument efficace de protection pour des investisseurs conservateurs, ils peuvent aussi offrir de vastes opportunités pour des spéculateurs avec un effet de levier élevé.

En tant qu'assistant de trader, Kerviel travailla pour plusieurs traders chevronnés, gardant leurs ordres et répondant au téléphone. Il montra une surprenante aptitude dans les arcanes des stratégies de dérivés et développa un intérêt avide pour le trading. "Il était quelqu'un d'expérimenté avec des qualités techniques", déclarera plus tard un superviseur à un journaliste français. "Toujours prêt à aider, il était vu comme quelqu'un ayant un bon potentiel. Il avait des idées nouvelles."

Au début de 2005, Kerviel travaillait au bureau Delta One. "Delta" fait référence au rythme de changement dans la valeur d'un dérivé comparé à l'actif corrélé ; dans le jargon du trading, "Delta One" est une couverture parfaite dans laquelle profit et perte s'équilibrent ; si un dérivé perd en dollars, l'actif corrélé gagne en dollars. Kerviel devint un spécialiste dans un type complexe de dérivés connus sous le nom de "turbo warrant."

Rapidement, Kerviel gagna un salaire de 48.000 €, et fut plein du désir de prouver ses qualités à ses collègues et à ses supérieurs. "J'avais réalisé durant mon premier rendez-vous, en 2005, que je n'étais pas bien vu par les autres, à cause de mon éducation et de mon origine", expliqua-t-il plus tard à la police. (Le rapport de la police est dans le livre "Cinq Milliards en Fumée") "Parce que vous voyez, je n'étais pas allé directement à la salle de marché, je venais du middle office, et j'étais d'ailleurs le seul."

Kerviel observa qu'il était possible de mener des transactions non autorisées à partir du bureau Delta One. Si l'ordre est "intra-day" (c'est-à-dire qu'il est exécuté dans la même journée), il ne se voit pas comme une position ouverte dans les opérations de réconciliation quotidiennes de la banque. Il commença à prendre ses propres positions “ intra-day”.

En juillet 2005, Kerviel vendit à découvert des actions d'Allianz, le géant européen de l'assurance, pour un montant de dix millions d'euros. Comme dans toutes les ventes à découvert, il emprunta les actions pour les vendre immédiatement en espérant que le prix baisserait. Puis il pourrait racheter les actions à un prix plus bas et les restituer au prêteur en gardant le profit pour lui. Bien entendu, si le cours de l'action monte, il aurait à les racheter plus cher en perdant de l'argent. "Il arriva que très peu de temps après, le marché tomba à cause des attentats à Londres - le 7 juillet - et c'est le jackpot : 500.000 €", déclara-t-il à la police. "J'eus l'idée d'un marché pour couvrir ma position. J'avais des sentiments mitigés, parce que j'étais fier du résultat et surpris en même temps. Cela vous encourage à poursuivre, c'est l'effet boule de neige." Bien au courant du système de comptabilité quand il était au middle office, Kerviel apprit à entrer un faux ordre de transaction pour distraire l'attention d'une position non autorisée au lendemain. "Je pris la décision rapidement, instinctivement", dit-il. C'était sa première position secrète.

Kerviel dit qu'il avait parlé à ses supérieurs de son profit sur Allianz. "Leur première réaction fut de satisfaction, naturellement, ils me dirent…d'éviter de telles positions parce que j'aurais pu aussi bien perdre cette somme", raconta Kerviel à la police. Il prit cela comme une admonestation qu'il ne fallait pas prendre au sérieux.

Au début de février 2006, Kerviel entra de faux ordres dans le système informatique, totalisant cent trente-cinq millions d'euros, et son salaire commença à grimper. Il était satisfait de ses résultats, qui le placèrent parmi les meilleurs traders de la SocGen. "Cela donne une bonne image de notre activité", rappela-t-il au psychologue dépêché par la justice. "Cela faisait de l'argent pour la banque. Cela prouvait que mes modèles étaient bons et cela réduisait le préjugé que l'on avait à mon égard." Travailleur acharné, il passait de longues heures au bureau, souvent de 7 heures du matin jusqu'à huit ou neuf heures le soir.

Kerviel prenait rarement des vacances, ce qui est très rare en France où de longues vacances sont considérées comme un droit du Seigneur. Cela violait aussi les règles de la SocGen, qui, comme la plupart des banques d'investissement, exigent que les employés prennent régulièrement des vacances afin qu’il soit possible de détecter d'éventuelles fraudes. Kerviel attribua sa réticence à prendre des vacances à la mort de son père, des suites d'une attaque cardiaque, le 23 février 2006, une raison que ses supérieurs acceptèrent. Il prit le deuil traditionnel à la française, une veste et une cravate noire, pendant une année.

Au début de 2007, les banques des États-unis commencèrent à remarquer un taux alarmant dans les défauts de paiement parmi les emprunteurs de subprime, déclenchant des rumeurs dans le vaste marché des titres associés à ces emprunts. La Fed pensait encore que l'économie poursuivrait sa croissance. Comme Kerviel suivait les révélations des subprime dans la presse, il devint sceptique à l'égard des assurances qui étaient prodiguées. Durant les années précédentes, il avait limité son trading à des titres. En 2007, il prit de larges positions à découvert sur le marché allemand, le DAX, pariant que la crise des subprime se répandrait en Europe et entraînerait à la baisse les indices majeurs. Il créa des ordres fictifs pour masquer ses gains dans les bases de données de la SocGen, mais les ordres fictifs ne pouvaient masque le cash flow. Kerviel dut utiliser les fonds de la SocGen pour payer les vrais contrats mais aucun argent ne devait changer de main pour les ordres fictifs.

Un samedi de mars 2007, la mère de Jérôme Kerviel appela de Pont-l'Abbé son frère Olivier. Olivier travaillait dans une petite société privée d'investissement à Paris. Elle venait juste de parler à Jérôme, et lui dit qu'elle l'avait trouvé perturbé. Mais il ne voulait pas dire ce qui n'allait pas. Elle demanda à Olivier si Jérôme allait bien.

Olivier appela Jérôme et ils se mirent d'accord pour se rencontrer dans un café près de l'appartement de Jérôme, à Neuilly-sur-Seine. Quand Olivier arriva, Jérôme fumait et donnait l'apparence de ne pas avoir dormi depuis des jours. Il dit qu'il souffrait du stress. Convaincu que les marchés mondiaux allaient souffrir de la crise des subprime, il avait amassé une position à découvert de 850 millions d'euros sur les futures du DAX.

Les marchés mondiaux avaient, en effet, été secoués le 27 février mais ils avaient rebondi depuis. Kerviel était habitué aux marchés se retournant contre lui, et il se flattait de rester calme. Il était si sûr de sa stratégie qu'il avait accru sa position à découvert, si bien qu'à la fin du mois de mars, elle s'élevait à 5.6 milliards d'euros ! Il dit à Olivier qu'il n'était pas particulièrement inquiet. Le problème était qu'il avait caché la position aux auditeurs internes de la SocGen avec une variété de fausses entrées dans les bases de données des ordinateurs de la banque. Des supérieurs le questionnaient de plus en plus souvent sur ses ordres journaliers. Ses réponses étaient évasives ou confuses, et il craignait qu'un dévoilement fût imminent. Compte tenu des pertes potentielles, sa carrière semblait se terminer par un spectaculaire scandale.

Les frères passèrent l'après-midi et la soirée à discuter de la mauvaise passe de Jérôme, de sa stratégie d'investissement, de la crise des subprime et de ses répercussions possibles sur les marchés mondiaux. Il pouvait seulement tenter de détourner l'attention de ses supérieurs et espérer un retournement du marché en sa faveur. Dans les jours qui suivirent, Jérôme et Olivier se rencontrèrent souvent pour discuter des nouveaux développements, jusqu'à une heure du matin ; ils ne faisaient pas confiance au téléphone. Les enquêtes des contrôleurs de la SocGen s'intensifièrent.

Cet été là, comme Kerviel l'avait pronostiqué, les marchés entamèrent une descente. En août, BNP Paribas annonça qu'elle avait suspendu temporairement la cotation de trois de ses fonds, parce que la valeur des actifs était devenue trop difficile à déterminer. Le DAX, après avoir atteint un record en juillet à 8100 points, était tombé en dessous de 7500 à la fin du mois d'août. Un mois après avoir atteint son point bas, Kerviel avait recoupé 2.5 milliards d'euros, la moitié de ses pertes.

Olivier implora Jérôme de ne plus prendre de positions secrètes, et Jérôme accepta. Mais après quelques semaines de soudaine repentance, il se remit à spéculer, cette fois sur des actions et aussi sur un déclin du DAX, en couvrant ses positions par des ordres fictifs. Son trading journalier prospérait également. Comme il le confia au psychologue, "presque chaque jour, je déclarais des bénéfices stupéfiants." Ses collègues commencèrent à l'appeler "la machine à fric" et une "star". Des chercheurs de tête tentèrent de le séduire pour des firmes rivales, disant qu'ils avaient appris ses remarquables résultats. "Tout le monde était très content, parce que nous sautions au plafond", rappela Kerviel.

Il gagna quarante-trois millions d'euros pour la banque en 2007 : cela représentait un extraordinaire 59 % de la part des profits pour les produits dérivés suivis par Delta One et 27% de tous les profits de Delta One ! Il demanda un bonus de six cent mille euros mais il n'en reçut que la moitié.

Kerviel dit qu'il présumait que ses activités avaient l'approbation tacite des officiels de sa banque. Après tout, il y avait eu, selon son estimation, un total de quatre-vingt treize alertes, ou d'avertissements officiels, générés par son trading, et plusieurs d'entre eux, incluant ceux qui apparurent au printemps, quand les opérations secrètes étaient en train de couler, notèrent que les contreparties étaient en attente et que de nombreux ordres apparurent suspects. "Je pensais que c'était incroyable que personne ne vînt me parler", confia-t-il au psychologue. "Mes positions rapportaient de l'argent, aussi, me suis-je dit que cela légitimait mes activités." Au même moment, Kerviel accrut massivement ses activités clandestines en recrutant un assistant pour l'aider à entrer des ordres fictifs et à plusieurs occasions en fabriquant des e-mails pour calmer les contrôleurs.

Le 31 décembre 2007, quand beaucoup de ses collègues étaient en vacances, Kerviel était à son bureau. En dénouant ses positions, Kerviel dit qu'il avait réalisé un gain de presque 1.5 milliard d'euros, ou 2.2 milliards de dollars. Pour masquer ses gains, il avait créé huit contrats fictifs à terme perdant de l'argent. (Un contrat à terme est un accord de délivrer un actif à un prix donné à une date future) Si le marché continuait son déclin, ces positions perdraient mais seraient contrebalancées par les positions à découvert.

Le 2 janvier 2008, de nouvelles règles se mirent en place en Europe selon l'accord de Bale II. Un accord avait été obtenu par les autorités de la Banque des Règlements Internationaux pour améliorer la couverture des risques. Beaucoup de banques étaient tenues d'avoir un ratio plus élevé de fonds propres pour compenser les risques d'investissement comme les contrats à terme de Kerviel.

Les contrôleurs internes questionnèrent Kerviel à propos des huit contrats à terme dont la taille, selon le livre "Le Joueur", était suspecte. Kerviel avait entré le nom de Baader Bank, une maison allemande de courtage, comme contrepartie. Quand on lui demanda une explication, Kerviel répondit, "Cela matérialise l'abandon des puts mis récemment ; je dois de l'argent à la contrepartie. Nous le recréditerons dès que possible." Selon un rapport interne de la SocGen, le cadre chargé du contrôle des risques admit plus tard qu'il n'avait pas compris l'explication. Le 9 janvier, Kerviel annula les contrats à terme et on lui dit que le problème était réglé.

En dépit d'une vague de contrôles, durant la première moitié de janvier, Kerviel amassa une large position sur des futures (options) pariant cette fois sur un rebond du marché. A la mi-janvier, son exposition approcha cinquante milliards d'euros. D'autres aussi étaient optimistes, et beaucoup d'économistes, prédirent que les États-unis ne tomberaient pas dans la récession. Mais le 4 janvier, après un mauvais indice de l'emploi qui n'avait pas été anticipé, le Dow Jones Industrial Average chuta de 250 points, et poursuivit sa descente au cours des semaines suivantes. Les cinq premiers jours de 2008 aux États-unis s'avérèrent le plus mauvais début d'année jamais vu. En Europe, les craintes d'une récession touchèrent durement les principaux indices. Le DAX, qui avait ouvert l'année à 8000, tomba trois semaines plus tard en dessous de 6500, représentant un déclin stupéfiant de 19%. Plus le marché tombait, plus Kerviel perdait.

Entre temps, le problème des huit contrats à terme fictifs utilisés pour masquer les profits de 2007 n'avait pas été résolu par l'explication qu'il les avait simplement annulés. Des contrôleurs, scrutant un peu plus les bases de données, convinrent d'une réunion avec Kerviel.

Kerviel dit qu'il s'était trompé ; les contrats avaient été entrés, mais la contrepartie était Deutsche Bank, et non pas Baader. La réunion fut ajournée mais aucun des contrôleurs ne trouva les explications de Kerviel satisfaisantes. Ils lui demandèrent sa documentation. Le jour suivant, le vendredi 18 janvier, Kerviel renvoya aux officiels deux e-mails truqués sous le titre "Trade Details". Le Nouvel Observateur publia, plus tard, les messages envoyés cet après-midi-là par Kerviel à Moussa Bakir, un ami et courtier par lequel il exécuta certains de ses ordres, en disant qu'il pensait être licencié dans l'heure. Kerviel avait projeté de passer le week-end avec un ami en Normandie pour célébrer son trente unième anniversaire. A sa surprise, on lui dit que le problème de régulation avait été résolu et qu'il pouvait partir.

Le lendemain Deutsche Bank rapporta qu'il n'y avait pas de trace des huit contrats à terme entre la banque et la SocGen. Juste après son arrivée à l'hôtel, il commença à recevoir des appels de ses supérieurs lui ordonnant de venir au siège de la banque. Il partit sans déballer ses affaires et retourna par le train à Paris, où Olivier l'attendait à la gare Saint-Lazare.

Les appels de la banque persistaient et Kerviel répondit à l'un d'eux, dans un texto : "Je ne sais pas si je vais revenir ou me jeter sous un train." Était-il sérieux ? Quand il envoya le message, il était juste devant le siège, loin d'une voie ferrée. Mais les officiels furent alarmés qu'il puisse se suicider, et non sans raison : l'été précédent, un trader de la SocGen avait sauté d'un pont, à la suite de pertes sur des transactions non autorisées qui venaient d'être découvertes. Aussi quand Kerviel appela pour dire qu'il était dans le hall, la banque dépêcha un médecin pour évaluer son état mental. Après avoir conclu qu'il était stable, le docteur l'amena à une salle de conférence au sixième étage.

En plus de ses supérieurs, plusieurs officiels de haut rang - aucun d'entre eux n'ayant rencontré Kerviel auparavant - étaient présents. Parmi eux, il y avait Jean-Pierre Mustier. Connu pour être le dauphin de Bouton, Mustier est un mathématicien de génie qui est passé par l'École Polytechnique et l'École des Mines. Il a aidé à établir la branche d'investissement de la banque comme leader dans les produits dérivés.

Des officiels demandèrent à Kerviel d'expliquer comment il faisait. Encore préoccupés par son état mental, ils voulurent se montrer rassurant à son égard et aller au fond du mystère. Il semblait évasif, et parla d'un "algorithme" qu'il avait découvert et qui, insistait-il, avait généré des gains stupéfiants d'un milliard et demi d'euros en 2007. Confronté aux faux contrats à terme, il dit qu'ils étaient nécessaires pour masquer ses vastes profits.

Après deux heures d'interrogatoire, Kerviel demanda à se rendre aux toilettes. Mustier, toujours inquiet que Kerviel puisse commettre quelque chose de répréhensible ou qu'il puisse être armé, dit qu'il l'accompagnait. Essayant encore de remonter le moral de Kerviel, il lui dit que la banque ne pouvait pas le garder, mais qu'il comptait sur lui pour l'aider à dénouer les contrats à terme. Mustier le complimenta sur sa prouesse dans le trading. Il dit qu'il avait rencontré plusieurs traders qui proclamaient avoir trouvé un algorithme à toute épreuve, mais qu'aucun n'avait pu en apporter la preuve. "Si ce que tu dis est vrai, alors tu es le meilleur trader que j'aie jamais rencontré."

L'interrogatoire reprit dans la salle de conférence, et Kerviel décrivit avec réticence les mécanismes de trading qui lui rapportèrent des gains énormes. Plus tard, il lui fut demandé s'il avait fait d'autres paris sur le marché depuis son gain de 1.5 milliard d'euros depuis la fin de l'année. "Juste une petite position à long terme" répondit-il.

Ce week-end, Daniel Bouton, le président et directeur général, était au siège de la SocGen pour préparer une réunion prévue le dimanche après-midi. Bien que la SocGen ne fût pas aussi affectée par la débâcle des subprime que ses rivales, le propos de la réunion était d'avertir les directeurs d'une perte anticipée de deux milliards d'euros qui devait être annoncée la semaine suivante. Des pertes similaires dans les autres banques causaient une panique globale parmi les banques, contraintes d’augmenter leur capital. Pendant ce temps-là, les prêteurs étaient si inquiets de la crédibilité même des plus grandes banques, qu'ils ne voulaient plus s'engager, même pour un prêt à échéance d'une journée. Cela menaçait de devenir la plus grande crise de liquidité depuis la Seconde Guerre mondiale.

Bouton discutait de la situation avec quelques cadres supérieurs juste avant le déjeuner du dimanche. Soudain, Jean-Pierre Mustier entra en trombe dans la pièce et dit que la banque avait découvert une "position de trading non autorisée". Mustier dit que de toute évidence, elle provenait d'un jeune trader s'appelant Jérôme Kerviel.

Cette nuit là, une équipe d'audit et de banquiers commença à examiner toutes les transactions de Kerviel depuis l'année précédente, essayant de trouver s'il avait réalisé un profit d'un milliard et demi d'euros, et de localiser des positions encore ouvertes. Ils ne purent vérifier le gain, mais que les transactions n'étaient pas aussi petites ou rares que l'affirmait Kerviel. Le dimanche matin, ils n'avaient toujours réussi à trouver des positions ouvertes secrètes.

Kerviel retourna à la banque à dix heures du matin. Cette fois, Luc François, un officiel de la SocGen, le rencontra seul. A l’insu de Kerviel, un micro diffusait la conversation à une équipe d'audit et d'autres officiels de la banque. Selon une personne présente, François pointa une pile de papiers et dit à Kerviel qu'ils prouvaient que tout ce qu'il avait dit le jour précédent était un mensonge. "Je veux que tu dises la vérité et rien d'autre", dit-il.

"O.K" répondit Kerviel. Puis il ajouta, "Tout ce que j'ai gagné l'année dernière, je l'ai perdu." C’est seulement quand François le pressa qu’il commença à identifier des positions spécifiques. Comme il confessa, les auditeurs travaillèrent à déterminer et à évaluer l'exposition de la banque. En une heure, ils rapportèrent à François, sur son Blackberry, que les positions ouvertes s'élevaient à cinquante milliards de dollars. Il demanda à Kerviel la composition des positions ouvertes. Kerviel insista qu'elles ne pouvaient pas représenter plus de 25 ou 35 milliards d'euros, ce qui était encore une somme astronomique. Il était inquiet que Kerviel fût instable ou pût se suicider. Après l'interrogatoire avec François, des officiels dirent à Kerviel de ne pas retourner travailler, de rester chez lui, et de ne parler à personne.

Mustier délivra la nouvelle à Bouton. L’ampleur du problème était presque inimaginable et il y avait un sérieux risque que la banque fît faillite. La Société Générale était exposée à une perte de 1.5 milliard d'euros et elle n'avait encore pas couvert son exposition de cinquante milliards d'euros sur les contrats à terme. La divulgation de la position pouvait déclencher une ruée des déposants, causer une panique internationale et un krach mondial.

Les officiels de la SocGen décidèrent que la position devait être dénouée le plus vite possible en dépit de la baisse des marchés. Il était téméraire et indéfendable de spéculer davantage en tenant la position et en espérant un rebond du marché, et la banque n'était pas en situation de parier sur les mouvements du marché. La vente devait se faire en secret. Pendant ce temps, il y avait un risque que Kerviel puisse informer d'autres traders qui auraient été dans une position idéale pour faire fortune en vendant à découvert le titre de la SocGen ou même l'index des valeurs bancaires.

Bouton appela Gérard Rameix, le secrétaire général de l'autorité des marchés financiers, et lui dit que la banque invoquerait une disposition de la loi sur les actions françaises qui autorise une compagnie publique à garder l'information si une divulgation menace sa viabilité. La banque devait se préparer à faire une déclaration dans l'éventualité d'une fuite. En outre, il appela Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France, qui a la responsabilité suprême pour la liquidité concernant les banques françaises. Si un mot était dit, la SocGen pourrait se trouver confrontée à une grave crise de liquidité.

L'après-midi, le plus grand trader des produits dérivés de la banque fut convoqué. Mustier lui dit seulement qu'une énorme position sur les futures devait être vendue dès que possible, sans perturber le marché. Le trader de la SocGen s'avéra capable de dénouer l'entière position en trois jours. Néanmoins, la perte de la SocGen sur la position tripla.

Il est difficile de quantifier la perte imputable au trading de la SocGen. Selon la banque, son trading pendant la liquidation des positions de Kerviel n'excéda jamais 8% du volume total sur l'Euro Stoxx, le DAX et le FTSE, mais que même ces relatives petites positions eurent un impact significatif sur les cours. SocGen n'a pas révélé combien de contrats à terme furent vendus et combien bénéficiaient d'un hedging pour l'équivalent des positions à découvert. En toute hypothèse, la pression sans répit à la baisse de la SocGen contribua à une baisse mondiale et à un sentiment grandissant de panique.

Dans l'après-midi du lundi 21 janvier, après que les marchés européens et asiatiques eurent clôturé avec des baisses massives, la Banque Fédérale américaine convint à la hâte d’une réunion. La Fed ne mentionna pas la SocGen mais précisa en invoquant la décision d'une baisse de son taux directeur qu'elle avait prise en considération "des tensions dans certains marchés financiers", en espérant qu'une action d'ampleur ferait diminuer les craintes concernant "les conditions de détérioration dans les marchés financiers."

Un porte-parole de la Fed a dit récemment que la banque n'avait pas été contactée par les autorités françaises et qu'à aucun moment elle ne fut informée de la mauvaise passe de la SocGen. Même en considérant le besoin de secret, cela semble un incroyable manque de communication, compte tenu de l'imbrication des marchés mondiaux. Pourtant, la baisse de taux de la Fed signala qu'elle était prête à agir avec fermeté. Les marchés montrèrent des signes de récupération le mardi et le mercredi. Le mardi soir, Bouton put se consoler en réalisant que la perte ne pouvait pas excéder dix milliards d'euros.

Le mercredi, la SocGen fut capable de déterminer qu'elle avait besoin de 5.5 milliards d'euros et qu'elle les lèverait en faisant appel au marché. Ce jour là, Morgan Stanley et J.P Morgan confirmèrent qu'elles garantissaient l'emprunt. La position de Kerviel ne fut pas indemne à la clôture du marché : le montant de la perte s'élevait à 6.4 milliards d'euros, apparemment la plus grande pour un trading dans l'histoire. Cette soirée là, Bouton offrit sa démission, mais le conseil d'administration la refusa. Comme un cadre de la banque l'a dit, "On ne remplace pas le capitaine lorsque le bateau coule."

Le lendemain, la SocGen fit un communiqué dans la presse et Bouton envoya un message à tous les employés de la SocGen. La cotation de la SocGen fut temporairement suspendue ; en tout, l'action ne décrocha que de 4%. Cela aurait pu être pire : une perte de 15 ou 25% aurait déclenché une panique internationale.

Le mercredi 23 janvier, Kerviel reçut un message du médecin de la SocGen : "Mettez-vous au vert." Elle l'avertit qu'un communiqué serait fait bientôt et l'invita à quitter Paris dès que possible. Kerviel quitta son appartement et s'installa chez son frère. Il appela la SocGen afin que lui et la banque puissent rester en contact. Olivier insista pour qu'il prenne un avocat qu'il connaissait, Elizabeth Meyer, et Kerviel lui envoya un e-mail avec un bref résumé de sa condition critique.

Kerviel fut étonné par les communiqués de la presse qui, apparemment, avaient leurs sources à la Société Générale. Il ne s'était pas enfui ; il avait trouvé refuge chez son frère, dans la rue de Rome, parce que la presse avait établi une surveillance constante de son appartement. Il avait été en contact téléphonique chaque jour avec le médecin de la banque qui contrôlait son état mental. Il n'était pas suicidaire et il n'avait jamais été mentalement instable. Et il n'était certainement pas un terroriste. Le Coran trouvé dans son appartement, appartenait à une ex amie musulmane.

Une semaine après avoir été sommé de rentrer de Normandie, Kerviel commença deux journées d'interrogatoire avec la police. "J'admets que j'ai fabriqué des opérations, j'admets que j'ai annulé de faux ordres," confessa-t-il à la police. "J'admets avoir pris des positions plus larges que ne l'autorisait mon mandat, et que j'ai masquées par des transactions fictives. J'avais plusieurs motifs pour le faire, mais avant tout je l'ai fait en gardant l’idée de faire gagner de l'argent à la banque."

Au même moment, Kerviel indiqua les moyens par lesquels la hiérarchie connaissait ou devait connaître l'ampleur de son trading : les nombreuses alertes, les messages électroniques des contrôleurs, le volume élevé de son trading et le cash flow dans les comptes de la SocGen, et le fait qu'il n'ait virtuellement jamais pris de congés. "Pourquoi n'y eut-il jamais de réponse, de réaction à tout cela ?" demanda un policier.
"Parce que je générais du cash", répondit Kerviel. Il ajouta plus tard, "Je m'étais dit que la Société Générale ne licencierait jamais quelqu'un qui génère autant de cash."

Le fait que ses supérieurs puissent être au courant de son activité, l'aient ignorée, ou même l'aient encouragée tacitement, ajouté au fait qu'il n'ait pas violé la limite fixée à chaque trader, semblait compliquer son cas. Deux juges commencèrent à enquêter sur Kerviel pour trois charges criminelles : rupture de confiance, falsification et utilisation de documents falsifiés, et entrée non autorisée de données dans le système informatique. Chaque charge comporte une peine maximum de trois à cinq ans.

Deux semaines plus tard, le 8 février, une cour d'appel convint avec le procureur que Kerviel présentait le risque possible de conspirer avec d'autres et de compromettre l'enquête, une règle en France qui justifie l'emprisonnement avant la condamnation (Il n'y a pas d'équivalent à l'habeas corpus en France). Quand Kerviel et son avocat arrivèrent au palais de justice pour une confrontation cet après-midi là, ils furent accueillis par des douzaines de journalistes, de photographes, d'équipes de télévision et de badauds. Kerviel, qui portait un costume gris et une cravate noire, salua la foule. A la convocation, il fut informé qu'il serait mis en prison immédiatement, et il se retourna incrédule vers Me Meyer. Quatre heures plus tard, Me Meyer sortit pour s'adresser à la foule. "Je suis sortie seule", dit-elle, et brusquement elle versa des larmes.

Kerviel fut amené à la Santé - la prison du dix-neuvième siècle où furent autrefois guillotinés les condamnés à la peine capitale - et placé seul dans une cellule dans l'aile dite des V.R.P, qui a accueilli, entre autres, Alfred Sirven (un patron de la société pétrolière Elf condamné pour corruption), Maurice Papon (l'ancien dignitaire de Vichy condamné pour crime contre l'humanité) et Jean-Christophe Mitterrand (le fils de l'ancien président pour trafic d'armes). Kerviel n'avait pas emmené de vêtements ou d'affaires de toilette. Il fut isolé des autres prisonniers et mis sur une surveillance permanente pour l'empêcher de se suicider. Son seul contact fut avec des policiers enquêteurs et la psychologue désignée pour évaluer son état mental.

Olivier avait essayé de préparer leur mère à la mauvaise nouvelle mais il n'avait pas été précis, et elle fut choquée par l'assaut des médias. Le lendemain, Olivier rassembla quelques vêtements et objets et les amena à la prison. Comme les semaines passaient, Kerviel essaya de comprendre comment les choses s'étaient détériorées aussi rapidement. Pourquoi la SocGen avait-elle dénoué ses positions si précipitamment, spécialement un jour férié quand les marchés américains sont fermés ?
La Société Générale nomma un comité spécial de directeurs pour enquêter sur l'affaire Kerviel, qui, à leur tour, louèrent les services d'une équipe d'avocats et de comptables. Le comité remit un rapport de soixante-neuf pages le 20 mai. Il conclut que Kerviel avait agi essentiellement seul, bien qu'avec la connaissance et l'aide d'un assistant trader. En outre, il n'y avait pas de preuve d'une fraude similaire au sein de la branche d'investissement de la SocGen.

Toutefois, le rapport inclut un catalogue de dysfonctionnements de la supervision qui reflétaient le climat de régulation laxiste, au moins en ce qui concernait les opérations de trading à Delta One. Le comité nota que les superviseurs de Kerviel savaient que ses activités intra-day étaient en dehors des limites des transactions en turbo warrants. Son supérieur immédiat, non mentionné dans le rapport mais qui est un ingénieur financier s'appelant Eric Cordelle, ne consultait pas régulièrement les bases de données contenant les transactions individuelles des traders, qui lui auraient révélé les anomalies dans les comptes de Kerviel. Cordelle arguait pour sa défense qu’il n'avait pas d'instructions spécifiques pour commander un bureau de trading ; ses priorités n'étaient pas définies et ses techniques de supervision n'étaient jamais examinées par son supérieur.

Le 17 avril, la banque annonça que Bouton rendrait son titre de directeur général mais garderait celui de président. Eric Cordelle fut licencié le 23 mai, et, dans un entretien avec Le Figaro du 4 juin, concéda qu'il n'était pas qualifié pour superviser une salle de trading. "Le rôle d'un ingénieur financier est d'inventer des produits structurés et de les mettre à l'essai", dit-il. "Je ne suis pas un trader." Il nota que durant sa période au bureau Delta One le volume de transaction explosait, et ajouta : "Pourquoi Jérôme a-t-il fait cela ? Je ne sais pas. Et pourquoi, le vendredi 18 janvier, quand il était déjà pris et que rien n'avait encore filtré, continua-t-il à acheter frénétiquement des contrats à terme ? Je pense que je n'aurai jamais la réponse."

Bouton ne parla pas publiquement de l'affaire, mais il semblait incapable de contenir sa colère à l'égard de Kerviel dont il pouvait à peine prononcer le nom. Pour Bouton, il était particulièrement vexant que Kerviel ait suscité autant de sympathie parmi le public français, un sentiment qui pourrait être attribué à une hostilité innée des Français à l'égard des institutions financières et de leurs dirigeants et traders surpayés. Comme un officiel me le fit remarquer : "Cela n'aurait pas été une surprise à New York ou à Londres. Mais en France cela a ouvert une fenêtre sur le monde de la finance. Comment se fait-il qu'ils aient des bonus si généreux ? Pour beaucoup, c'était un scandale."

Parmi la grande équipe d'avocats que la SocGen a recrutés pour défendre ses intérêts dans l'affaire, Jean Veil a été le plus visible pour défendre le cas de la banque face à un public sceptique. Veil est l'un des avocats les plus réputés de France ; il a aussi représenté l'ancien président Jacques Chirac, et sa mère est la célèbre politicienne et avocate des droits de la femme Simone Veil. Il a martelé que Kerviel est un menteur, quelqu'un ayant un caractère moral défectueux et une éducation sans grand relief, qui bouillonnait de ressentiment pour ses petits bonus et sa difficulté à grimper plus rapidement dans la hiérarchie. Pourtant, Veil a reconnu que sa seule rencontre avec Kerviel s'est faite dans le cadre d'une comparution à la cour.

Comme beaucoup de dirigeants, Bouton a dit être mystifié par les motifs de Kerviel, compte tenu qu'il n'a réalisé pratiquement aucun gain pour lui-même. Cela n'a aucun sens de s'engager dans une telle machination, simplement pour augmenter à la marge son bonus ou pour renforcer sa réputation. Après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, la SocGen avait élaboré des plans détaillés pour contrer une attaque terroriste contre sa salle de trading. Un officiel m'a dit, "Nous n'avions jamais pensé qu'un seul type pourrait mettre tant d'argent en péril."

Le psychologue désigné par la cour, Jean-Pierre Bouchard, examina Kerviel à la Santé pendant trois jours en mars, en passant plus de douze heures en sa compagnie. Le rapport qu'il prépara pour les juges conclut que Kerviel avait une "très haute capacité d'abstraction et d'intelligence verbale…une bonne capacité pour intégrer et faire usage de connaissances générales et sociales…des capacités pour l'attention, le raisonnement et l'analyse satisfaisantes." En bref, il n'y avait rien d'irrationnel à propos de Kerviel qui pût expliquer son comportement. Mais la combinaison de ses succès personnels et financiers dérivant de ses activités cachées, en plus du contrôle laxiste de ses supérieurs, qu'il prit comme une légitimation, "auraient pu avoir un effet très fort dans le renforcement de ses penchants."

La thèse de trading de Kerviel - selon laquelle les marchés d'action récupéreraient - était en partie vraie. Le DAX, après être tombé en dessous de 6500 quand la SocGen finit de dénouer sa position, était remontée à 7000 au début de février. Il tomba à un nouveau bas en mars, avant de rebondir encore en avril et en mai. Bien sûr, il n'y aucun moyen de savoir ce qu'aurait fait Kerviel s'il avait continué pendant cette période, et la banque, pour sa part, ne pouvait pas se permettre de garder une exposition de cinquante-cinq milliards de dollars et rester confiante dans ses contrats à terme si sa position avait été découverte ou dévoilée. Sur le long terme, la thèse de Kerviel n'avait pas de fondement. Les marchés reprirent leur descente en été. Les actions des banques furent massacrées dans une vente tournant à la panique, alors que les craintes sur le crédit et la liquidité des banques faisaient surface. Le prix de l'action de la Société Générale à Paris atteignit presque 90 € au début de janvier. Au début d'octobre, les secousses dans le marché des subprime aux États-unis avaient dégénéré dans une crise bancaire aussi grave que celle de la Grande Dépression. Les États-unis avaient approuvé un plan de secours de sept cent milliards de dollars. La Grande-Bretagne annonça qu'elle injecterait du capital dans son système bancaire, et l'Irlande et l'Allemagne garantirent les dépôts dans un effort pour stopper la panique. A la fin de la semaine dernière, le titre de la SocGen clôtura à 50 €.

Kerviel fut relâché le 18 mars, après cinq semaines de détention à la Santé. Portant un costume gris foncé, une chemise rose et pas de cravate, il sourit et lança un salut à la foule de photographes qui attendaient sa sortie, mais il garda le silence en public par déférence envers les juges et l'enquête en cours. Depuis sa sortie de prison, il prépare sa défense et travaille avec Jean-Raymond Lemaire, un expert informatique qui a une société de conseil. Olivier consacre beaucoup de temps à sa défense. Après la nouvelle de l'arrestation de son frère, Olivier quitta son travail. Son patron lui dit : "Dans ces circonstances, je suis sûr que vous comprenez que nous ne pouvons avoir quelqu'un avec le nom de Kerviel travaillant chez nous."

Cet automne, les deux juges doivent décider de son inculpation. En juillet, Kerviel remplaça Elizabeth Meyer et son équipe par une plus large conduite par Eric Dupont-Moretti, un avocat de grand renom en matière criminelle. Il est possible que Kerviel soit inculpé, et qu'il doive passer quelque temps en prison. Si seulement cela pouvait servir d'exemple aux autres dans le système bancaire international !

Aussi improbable que cela puisse paraître, Kerviel rêve de revenir dans une salle de trading. Il aimerait travailler à Wall Street, où il pense qu'il serait jugé sur ses qualités et non pas par l'absence d'une grande école dans son curriculum vitae. "J'accepte ma part de responsabilité, que je ne nie pas, a dit Kerviel au psychologue, mais il doit être reconnu que je n'étais pas seul dans cette affaire, que mes supérieurs étaient indulgents à l'égard de mes activités, et la responsabilité n'est pas de mon seul ressort." Il nota aussi : "Quand vous êtes habitué à faire cinq cent mille euros par jour, à un certain point, cela paraît banal. Les résultats, les chiffres, deviennent banals. Vous êtes content mais cela vous affecte moins. Ce n'est pas une question d'égocentrisme. Il y a des gens dans la compagnie qui sont beaucoup plus brillants que je ne le suis. J'étais l'un des plus discrets sur mes résultats. Vraiment, mon but était simplement d'accroître l'activité de la banque."

James B. Stewart.

(Traduit de l’anglais par Bernard Martoïa).

 

Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme