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2/6/07

Claude Reichman

L’élection de Sarkozy, une hallucination collective décrite il y a 112 ans

L’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République a donné lieu à un des plus extraordinaires phénomènes de foule que la politique ait connus en France. Voilà un candidat connu depuis trente ans des Français et qui n’a jamais recueilli de leur part beaucoup de sympathie. Au contraire même, son image est plutôt celle d’un ambitieux et d’un opportuniste, capable de changer d’opinion à tout instant et de trahir ceux à qui il a juré publiquement fidélité.

Au cours des années précédant l’élection présidentielle, il a certes bénéficié d’une certaine popularité en raison de sa fonction de ministre de l’intérieur, qu’il a exploitée médiatiquement de façon systématique en mettant en scène le moindre de ses gestes, mais rien ne laissait prévoir la formidable vague d’enthousiasme à l’égard de sa personne qui a déferlé sur l’opinion de droite et lui a donné la victoire. C’est ainsi qu’on a vu non seulement des jeunes gens inexpérimentés mais aussi des observateurs blanchis sous le harnois, dotés d’une vaste culture et d’un sens critique acéré, trembler d’admiration éperdue et de bonheur extatique à la seule évocation de son nom.

Que s’est-il passé ? Un phénomène de foule. L’hypermédiatisation de la campagne présidentielle a fait des Français, réunis chacun de leur côté mais tous ensemble au même moment devant leur écran de télévision ou leur poste de radio, une immense foule unique susceptible de verser dans l’hallucination collective. C’est exactement ce qu’elle a fait en prêtant à Nicolas Sarkozy des qualités qu’il ne possède nullement et à son programme des vertus et des promesses d’effets bienfaisants et quasi miraculeux qui ne s’y trouvent pas.
Sitôt l’élection passée et la machine à sortilèges rangée au magasin des accessoires, les individus les plus expérimentés et les plus habituellement lucides se sont éveillés de leur illusion. Et l’on a immédiatement commencé de lire sous leur plume des commentaires déçus des premières mesures annoncées et inquiets de l’avenir du règne.

Tout cela avait été parfaitement décrit et analysé à la fin du XIXe siècle par Gustave Le Bon, dans son célèbre ouvrage « Psychologie des foules », paru en 1895. Médecin et sociologue, il avait compris qu’une foule est un être nouveau qui ne se réduit pas à l’addition des personnes qui la composent et dont les réactions et la conduite peuvent la mener aux pires folies, comme on l’a vu bien des fois au fil des siècles. L’histoire nous dira si l’élection de Nicolas Sarkozy aura été l’une de ces folies, au risque de conduire le pays à l’abîme, ou si le peuple redevenu lucide aura su mettre un frein aux débordements et à l’irrationalité ambiante et ramené le destin national dans les voies du réalisme et du vrai courage.

Claude Reichman

Nous publions ci-après un extrait particulièrement évocateur de l’ouvrage de Gustave Le Bon.

Suggestibilité et crédulité des foules

Nous avons dit qu'un des caractères généraux des foules est une suggestibilité excessive, et montré combien, parmi toute agglomération humaine, une suggestion est contagieuse ; ce qui explique l'orientation rapide des sentiments vers un sens déterminé.

Si neutre qu'on la suppose, la foule se trouve le plus souvent dans un état d'attention expectante favorable à la suggestion. La première suggestion formulée s'impose immédiatement par contagion à tous les cerveaux, et établit aussitôt l'orientation. Chez les êtres suggestionnés, l'idée fixe tend à se transformer en acte. S'agit il d'un palais à incendier ou d'une oeuvre de dévouement à accomplir, la foule s'y prête avec la même facilité. Tout dépendra de la nature de l'excitant, et non plus, comme chez l'individu isolé, des rapports existant entre l'acte suggéré et la somme de raison qui peut être opposée à sa réalisation.

Aussi, errant constamment sur les limites de l'inconscience, subissant toutes les suggestions, animée de la violence de sentiments propre aux êtres qui ne peuvent faire appel à des influences rationnelles, dépourvue d'esprit critique, la foule ne peut que se montrer d'une crédulité excessive. L'invraisemblable n'existe pas pour elle, et il faut bien se le rappeler pour comprendre la facilité avec laquelle se créent et se propagent les légendes et les récits les plus extravagants.

La création des légendes qui circulent si aisément parmi les foules n'est pas seulement le résultat d'une crédulité complète, mais encore des déformations prodigieuses que subissent les événements dans l'imagination d'individus assemblés. L'événement le plus simple vu par la foule est bientôt un événement défiguré. Elle pense par images, et l'image évoquée en évoque elle même une série d'autres sans aucun lien logique avec la première, Nous concevons aisément cet état en songeant aux bizarres successions d'idées où nous conduit parfois l'évocation d'un fait quelconque. La raison montre l'incohérence de pareilles images, mais la foule ne la voit pas ; et ce que son imagination déformante ajoute à l'événement, elle le confondra avec lui. Incapable de séparer le subjectif de l'objectif, elle admet comme réelles les images évoquées dans son esprit, et ne possédant le plus souvent qu'une parenté lointaine avec le fait observé.

Les déformations qu'une foule fait subir à un événement quelconque dont elle est le témoin devraient, semble t il, être innombrables et de sens divers, puisque les hommes qui la composent sont de tempéraments fort variés. Mais il n'en est rien. Par suite de la contagion, les déformations sont de même nature et de même sens pour tous les individus de la collectivité. La première déformation perçue par l'un d'eux forme le noyau de la suggestion contagieuse. Avant d'apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés, Saint-Georges ne fut certainement vu que d'un des assistants. Par voie de suggestion et de contagion le miracle signalé fut immédiatement accepté par tous.

Tel est le mécanisme de ces hallucinations collectives si fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir tous les caractères classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomènes constatés par des milliers de personnes.

La qualité mentale des individus dont se compose la foule ne contredit pas ce principe. Cette qualité est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant et le savant deviennent également incapables d'observation.

Gustave Le Bon, « Psychologie des foules », (1895).



 

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