www.claudereichman.com


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme

A la une

23/6/09 Claude Reichman

« Pourquoi les terribles chiffres de l’économie française ne suscitent-ils ni inquiétude ni débat dans l’opinion ? » s’interroge Jean-Michel Aphatie.

Trois grands penseurs lui répondent

Jean-Michel Aphatie se pose – et nous pose – dans un article récent la question suivante: « N’est-il pas étrange de constater que le dévoilement des pires chiffres que le pays ait connu depuis des décennies ne suscite ce matin, ne suscitera demain, aucune inquiétude, aucun débat ? Nous continuons à vivre dans le déni le plus absolu de cette réalité pourtant fondamentale de notre vie collective : la crise de ce bien communautaire que sont les finances publiques. Et nous pensons nous en sortir sans mal, sans peine, par magie ? » Avant de conclure : « Le retour de ce que nous refoulons, comme toujours, sera violent. »

Cette question est de la plus haute importance dans notre histoire présente et conditionne à bien des égards notre avenir. En vérité, elle s’est posée de tout temps dans la vie des peuples. D’éminents penseurs s’y sont penchés, et nous voudrions soumettre au lecteur, et à Jean-Michel Aphatie, le fruit de leurs réflexions.

Commençons par Jean-François Revel qui, dans son ouvrage fameux « La connaissance inutile » (Bernard Grasset), juge que c’est l’inertie de l’esprit qui est en cause dans le refus du savoir.

« La puissance de l’idéologie trouve son terreau dans l’incuriosité humaine. Quand une information nouvelle nous parvient, nous y réagissons en commençant par nous demander si elle va renforcer ou affaiblir notre système habituel de pensée, mais cette prépondérance de l'idéologie ne s'expliquerait pas si le besoin de connaître, de découvrir, d'explorer le vrai animait autant qu'on le dit notre organisation psychique. Le besoin de tranquillité et de sécurité mentales semble plus fort.

Les idées qui nous intéressent le plus ne sont pas les idées nouvelles, ce sont les idées habituelles. L'essor de la science, depuis le XVIIe siècle, nous incite à prêter à la nature humaine un congénital appétit de connaissances et une insatiable curiosité pour les faits. Or, l'histoire nous l'enseigne, si l'homme déploie, en effet, une intense activité intellectuelle, c'est pour construire de vastes systèmes explicatifs aussi verbaux qu'ingénieux, qui lui procurent le calme de l'esprit dans l'illusion d'une compréhension globale, plutôt que pour explorer humblement les réalités et s'ouvrir à des informations inconnues.

La science, pour naître et se développer, a dû et doit encore lutter contre cette tendance primordiale, autour d'elle et dans son propre sein : l'indifférence au savoir. Le penchant contraire, pour des raisons qui nous échappent encore, n'appartient qu'à une minorité infime d'hommes, et, de surcroît, dans certaines séquences de leur comportement et non dans toutes.

C'est pourquoi le rejet d'une information nouvelle, ou même ancienne mais qui a le défaut d'être exacte, et le refus de l'examiner se manifestent souvent en l'absence et en deçà de toute motivation idéologique. Devant une connaissance inopinée qui se présente à lui, l'homme hors de tout parti pris est capable d'un manque d'intérêt dû à la seule inertie de l'esprit. »

Le grand psychosociologue allemand Harald Welzer, auteur notamment de «Les exécuteurs : des hommes normaux aux meurtriers de masse» (Gallimard), considère quant à lui, dans un article publié par Le Monde des 8 et 9 février 2009, que c’est le maintien du train-train quotidien qui, dans les périodes de crise, vient « étayer la conviction bien enracinée que tout continue comme au bon vieux temps ».

« Notons d'abord qu'un événement, considéré comme historique par la postérité, est rarement perçu comme tel en temps réel. Rétrospectivement on s'étonne qu'un Kafka, le jour où l'Allemagne déclara la guerre à la Russie, ait seulement consigné dans son journal de façon lapidaire: « L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie Après-midi : cours de natation ».

Les ondes de choc, qui parcourent nos sociétés modernes et complexes, partent d'un point d'impact catastrophique initial qui n'atteint les fonctions essentielles qu'à retardement. Il est donc plutôt exceptionnel qu'un bouleversement social soit reconnu pour ce qu'il est par ses contemporains. C'est aux historiens qu'il appartient d'en constater la réalité.

Que les changements de cadre de vie ainsi que de normes consensuelles se remarquent à peine, tient aussi à ce que les métamorphoses perceptibles ne concernent qu'une part souvent infime de la réalité vécue. On sous estime de façon chronique combien le train train quotidien, les habitudes, le maintien d'institutions, de medias, la continuité de l’approvisionnement entretiennent la croyance qu'en fait rien ne peut arriver : les bus fonctionnent, les avions décollent, les voitures restent coincées dans les embouteillages du week-end, les entreprises décorent leurs bureaux pour Noël. Autant de preuves de normalité qui viennent étayer la conviction bien enracinée que tout continue comme au bon vieux temps.

Au moment où l'histoire se produit, les hommes vivent le présent. Les catastrophes sociales, à la différence des cyclones et des tremblements de terre, ne surviennent pas sans crier gare mais, pour ce qui est de leur perception, représentent un processus quasi insensible, qui ne peut être condensé en un concept comme celui d'« effondrement » ou de « rupture de civilisation », qu'a posteriori. »

Enfin le célèbre criminologue Xavier Raufer nous révèle, dans son livre « Le grand réveil des mafias » (JC Lattès), les extraordinaires prophéties de Jan Bloch qui, en 1898, seize ans avant que n’éclate le premier conflit mondial, l’annonce et le décrit avec précision dans un ouvrage en six tomes intitulé « La guerre de l’avenir ». « Le livre de Jan Bloch, écrit Xavier Raufer, eut à l'époque un certain retentissement : on l'écouta poliment, on l'oublia vite, et le train continua de filer vers l'abîme. »

« Qui aujourd'hui se souvient de Jan Bloch ? Pourtant, au strict sens du terme, ce dernier fut un prophète, que nul n'écouta. A la fin du XIXe siècle, Bloch était « le roi des chemins de fer » d'une Pologne alors incluse dans l'empire tsariste. Il était aussi banquier, économiste et mécène. Juif (de Radom) converti dès l'enfance au catholicisme, conseiller écouté du jeune tsar Nicolas II et de la tsarine Alexandra Teodorovna, Bloch fut à l'origine de la première conférence internationale pour la paix, à La Haye (Pays Bas) en mai 1899. Il est surtout l'auteur de La guerre de l'avenir, prodigieux ouvrage (en six tomes) qui, dès 1898, décrit la guerre atroce qui éclatera seize ans plus tard. Cette guerre, Bloch l'appelle déjà « un rendez vous avec la mort » (1). Voici ce qu'il en dit:

Quand cette guerre débutera t elle ? « Après la récolte des céréales », (ce sera le 2 août). Sera t elle brève ? « Gardez à l'esprit que la guerre future sera longue », (tous les états majors la prévoyaient courte). Comment se déroulera t elle ? « La décision proviendra si tant est qu'aucune décision ne soit possible d'hommes couchés dans des tranchées improvisées, qu'ils auront dû creuser pour se protéger du feu d'un ennemi lointain et invisible... La pelle sera aussi indispensable au soldat que le fusil. » Figure aussi dans ce texte – dix-huit ans avant qu'elle ne débute une frappante description de la bataille de Verdun, s'achevant par cette phrase : « Et qui sera victorieux? Personne. » Les conséquences de la guerre future prédites par Jan Bloch au tsar Nicolas II ? Elle « atomiserait la société civile et conduirait au déclenchement de la révolution... Tout gouvernement s'acharnant à gaspiller les ressources de son peuple pour préparer une guerre suicidaire ne fera que préparer le triomphe d'une révolution socialiste ».

Tout était dit.

Le livre de Jan Bloch eut à l'époque un certain retentissement : on l'écouta poliment, on l'oublia vite, et le train continua de filer vers l'abîme. Tel sera peut-être le sort des avertissements sur le danger mafieux lancés par l'auteur du présent livre, comme par nombre de ses collègues, de magistrats, de policiers et de journalistes lucides. Le poids conjugué des bienséances, des idées reçues, des intérêts et avantages acquis est tellement lourd ; leur masse, si difficile à ébranler. »

1. Foundation for War Studies The Future of War Gwyn Prins et Hylke Tromp, Kluwer Law International, 2000. Toutes les citations proviennent d'une longue interview recueillie par le journaliste britannique William T. Stead « Conversations with Jan Bloch » (1899) figurant dans ce volume.

Est-on donc impuissant à conjurer les périls quand on peut les annoncer et que le peuple refuse d’y croire ? Xavier Raufer pense, quant à lui, qu’il faut quoi qu’il arrive mener le combat de la vérité :

« Faut il pour autant renoncer ? Non : il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre... Quand on peut écrire des livres, s'exprimer dans les médias ; quand la menace est grave et qu'on peut le prouver, il faut en conscience poursuivre sa tâche orthopédique, au sens original du terme ; lancer l'avertissement qu'on croit juste. Parfois, l'opinion se retourne, les yeux s'ouvrent, le brouillard se dissipe. Parfois, Tartuffe perd la partie... Sinon pour pasticher une formule célèbre - mieux vaut avoir eu raison avec Jan Bloch que tort avec les serviles bien en cour ou les girouettes à la mode. »

Et du même coup se pose la question du rôle des journalistes et des médias. S’ils remplissent leur devoir d’information, les tartufes et les mauvais gouvernants ne peuvent mentir éternellement au peuple. Si au contraire, comme c’est le cas en France, seule une petite poignée d’entre eux s’évertue à lutter contre la désinformation, alors le pire est hélas probable.

Jean-Michel Apathie a donc posé une bonne et grande question. Puisse-t-elle réveiller sa profession !

Claude Reichman
Porte-parole de la Révolution bleue.















 

Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme