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20/11/11 Niall Ferguson
           2021 : L’Europe est redevenue l’Empire
                              des Habsbourg !

Le professeur Niall Ferguson scrute l'avenir de l'Europe et voit des jardiniers grecs, des baigneurs allemands et une nouvelle union fiscale. Bienvenue dans les Etats-Unis d’Europe ! La vie est encore loin d'être facile dans les pays périphériques des États-Unis d'Europe, puisque tel est le nouveau nom la zone euro. Bienvenue en Europe en 2021 ! Dix ans se sont écoulés depuis la grande crise de 2011, qui a coûté la vie à pas moins de dix gouvernements dont ceux de l'Espagne et de la France. Certaines choses sont restées, mais beaucoup d’autres ont changé.

L'euro est toujours en circulation, mais les billets sont maintenant rarement vus. (En effet, la facilité de paiement électronique fait que désormais certaines personnes se demandent pourquoi la création d'une monnaie unique européenne valait la chandelle.) Mais Bruxelles a été abandonnée comme siège politique de l'Europe. Vienne lui a succcédé. "Il y a quelque chose de l'héritage des Habsbourg», explique le chancelier autrichien Radetzky Marsha. La politique internationale est tellement plus amusante de nos jours." Les Allemands aiment aussi ce nouvel arrangement. "Pour quelque raison inconnue, nous n'avons jamais été très bien accueillis en Belgique», rappelle la chancelière allemande Reinhold Siegfried von Gotha-Dämmerung.

Bernard Martoïa

                                                           ***
La vie est encore loin d'être facile dans les pays périphériques des États-Unis d'Europe (nom sous lequel la zone euro est désormais connue). Le taux de chômage en Grèce, en Italie, au Portugal et en Espagne a grimpé à 20%. Mais la création d'un fédéralisme budgétaire en 2012 a assuré un flux régulier de fonds à partir du noyau de l'Europe. Comme les Allemands de l'Est avant eux, les Européens du Sud se sont habitués à ce compromis. Avec un cinquième de la population ayant plus de 65 ans et un cinquième de chômeurs parmi la population active, les gens ont le temps de profiter des bonnes choses de la vie. Et il y a beaucoup d'euros à gagner dans cette économie grise, en travaillant comme domestiques ou jardiniers pour les Allemands qui ont tous désormais une résidence secondaire dans le sud ensoleillé.

Les Etats-Unis d’Europe (E.U.E) ont effectivement gagné quelques membres. En suivant l'exemple de l'Estonie, la Lituanie et la Lettonie ont adhéré à l'euro. La Pologne, sous la direction dynamique de l'ancien ministre des Affaires étrangères Sikorski Radek, a fait la même chose. Ces nouveaux pays sont le symbole de la nouvelle Europe qui attire les investissements allemands avec leurs impôts proportionnels et non plus progressifs sur le revenu et des salaires relativement bas.

Mais d'autres pays ont quitté l’Europe fédérale.

Grâce à sa bonne étoile, David Cameron, qui en est maintenant à son quatrième mandat comme Premier ministre britannique, avait à contrecœur cédé aux pressions des eurosceptiques dans son parti en prenant le risque d’engager un référendum sur l'adhésion à l'UE. Le Parti libéral démocrate s’était suicidé en rejoignant le parti travailliste qui avait fait campagne pour rester dans l’Europe. Poussé par la presse populiste, le public avait voté en faveur de la sortie de l’U.E avec une majorité de 59%, puis remis aux conservateurs une majorité absolue à la Chambre des Communes. Libérée de la bureaucratie de Bruxelles, l'Angleterre est aujourd'hui la destination favorite des investissements directs étrangers en Europe. Et les milliardaires chinois aiment leurs appartements à Chelsea, pour ne pas mentionner leurs splendides châteaux écossais pour la chasse à courre.

D'une certaine façon, cette Europe fédérale aurait de quoi réjouir les pères fondateurs de l'intégration européenne. En son cœur était le partenariat franco-allemand lancé par Jean Monnet et Robert Schuman dans les années 1950. Mais les Etats-Unis d’Europe de 2021 sont autre chose que l'Union européenne qui s'est effondrée en 2011. Il convenait que la désintégration de l'Union européenne fût centrée sur les deux berceaux de la civilisation occidentale que sont Athènes et Rome.

Mais George Papandreou et Silvio Berlusconi n’ont été que les premiers dirigeants européens à être victimes de ce qu'on pourrait appeler la malédiction de l'euro. Depuis que la tempête financière avait commencé dans la zone euro en juin 2010, pas moins de sept autres gouvernements étaient tombés aux Pays-Bas, en Slovaquie, en Belgique, en Irlande, en Finlande, au Portugal et en Slovénie. Le fait que neuf gouvernements fussent tombés en moins de 18 mois - avec un autre peu après - était en soi remarquable. L’euro n’était pas seulement une machine à faire tomber les gouvernements. Il avait également encouragé une nouvelle génération de mouvements populistes comme le Parti néerlandais pour la liberté et le Parti des « vrais » Finlandais. La Belgique était sur le point d’être scindée en deux Etats.

Les structures mêmes de la politique européenne étaient en panne. Tout le monde se demandait à cette époque qui serait le prochain à tomber. La réponse était évidente. Après l'élection du 20 novembre 2011, le Premier ministre espagnol José Luis Rodríguez Zapatero avait été remercié. Sa défaite était si évidente qu'il n’avait même pas cherché à se représenter. Et après lui ? La victime suivante fut le président français Nicolas Sarkozy qui voulait se faire réélire au printemps suivant.

Mais la question qui préoccupait tout le monde en novembre 2011 était de savoir si l’Union monétaire allait s'effondrer. De nombreux experts le pensaient. En effet, l’influent Nouriel Roubini de l’université de New York faisait valoir que non seulement la Grèce mais aussi l'Italie devaient être expulsées de la zone euro. Mais si cela s’était passé ainsi, il était difficile de croire que la monnaie unique pût survivre. Les spéculateurs auraient immédiatement tourné leur attention vers les banques du maillon le plus faible (probablement l'Espagne).

En attendant, les pays expulsés se seraient trouvés dans une situation pire qu'avant. Du jour au lendemain, leurs banques et la moitié de leurs sociétés non financières auraient été rendues insolvables, avec des dettes libellées en euros mais des actifs en drachmes ou en lires. Restaurer les anciennes monnaies aurait également été ruineux à une époque de déficits déjà chroniques. Les nouveaux emprunts auraient été impossibles à financer autrement que par la planche à billets. Ces pays se seraient rapidement trouvés dans une spirale inflationniste qui aurait effacé tous les avantages de la dévaluation.

Pour toutes ces raisons, je n'avais jamais sérieusement cru que la zone euro allait imploser. Dans mon esprit, il me semblait beaucoup plus probable que la monnaie allait survivre mais pas l'Union européenne. Après tout, il n'y avait aucun mécanisme juridique pour un pays comme la Grèce d’être éjecté de l'union monétaire. Mais avec l’article 50 du traité de Lisbonne, un État membre pouvait quitter l'UE. Et c'est précisément ce que firent les Britanniques. Ce pays avait eu de la chance. Accidentellement, à cause d'une inimitié personnelle entre Tony Blair et Gordon Brown, le Royaume-Uni n'avait pas rejoint la zone euro après l'arrivée au pouvoir du parti travailliste en 1997. En conséquence, le Royaume-Uni avait été épargné d’une catastrophe économique quand la tempête financière frappa la zone euro.

Avec une situation budgétaire un peu meilleure que dans la plupart des pays méditerranéens et un système bancaire beaucoup plus grand que dans toute autre économie européenne, la Grande-Bretagne avec l'euro aurait été la catastrophe de l'Irlande à la puissance huit. Au lieu de cela, la Banque d'Angleterre avait été en mesure de poursuivre une politique monétaire expansionniste. Un taux d’intérêt à zéro, un assouplissement quantitatif et une dévaluation avaient grandement atténué la douleur des citoyens et permis au « chancelier de fer » George Osborne de devancer les marchés obligataires avec un plan d’austérité aussitôt dans la foulée. Une politique aussi erratique eût été difficile à concevoir.

Au début du premier mandat de David Cameron, il y avait eu des craintes que le Royaume-Uni se disloque. Mais la crise financière avait jeté aux oubliettes l’indépendance des Ecossais. D’autres petites nations avaient échoué lamentablement. En 2013, dans un accident de l’histoire que les irréductibles membres de l’Ulster n’avaient jamais pu imaginer, la République d’Irlande avait abandonné l'austérité fiscale des Etats-Unis d’Europe pour la prospérité au sein d’un Royaume-Uni post sectaire qui avait été célébré par le slogan : « Mieux vaut la citoyenneté britannique que la dictature technocratique bruxelloise. »

Une autre chose que personne n'avait prévue en 2011 fut l'évolution de la Scandinavie. Inspirés par les « vrais » Finlandais, les Suédois et les Danois - qui n'avaient jamais adhéré à l'euro - refusèrent d'accepter la proposition allemande d'un «transfert d’union » pour renflouer l'Europe du Sud. Et quand les Norvégiens riches en pétrole suggérèrent une ligue scandinave des cinq pays en incluant l’Islande, la proposition frappa une corde sensible au sein de ces peuples nordiques.

Il est vrai que les nouvelles dispositions ne sont pas particulièrement populaires en Allemagne. Mais contrairement à d'autres pays comme les Pays-Bas ou la Hongrie, tout type de politique populiste continue à être « verboten » en Allemagne. La tentative de lancer un « vrai » parti allemand (Die wahren Deutschen) a fait long feu au milieu des accusations habituelles de résurgence du nazisme. La défaite de la coalition d'Angela Merkel en 2013 ne fut pas une grande surprise après la crise bancaire allemande de l'année précédente. Les contribuables allemands étaient remontés contre la décision de Mme Merkel de renflouer la Deutsche Bank, en dépit du fait que les prêts de la Deutsche Bank au malheureux Fonds européen de stabilité financière étaient la cause de sa ruine.

Le public allemand en avait tout simplement marre de renflouer les banquiers. Le mouvement gauchiste «Occuper Francfort" avait gagné. Pourtant, l'opposition sociale-démocrate poursuivit la même politique qu’auparavant mais avec plus de zèle. Ce fut le SPD qui poussa à la révision du traité pour créer un Bureau des Finances européennes basé à Vienne. Ce fut également le SPD qui accueillit favorablement la nouvelle du départ des Britanniques et des Scandinaves, en persuadant les vingt-et-un autres pays à se fondre dans les nouveaux États fédérés d'Europe avec le traité de Potsdam en 2014. Avec l'adhésion de six autres Républiques balkaniques - Bosnie, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro et Serbie - le total des membres augmenta à vingt-huit, un de plus que dans l'UE avant la crise de 2011. Avec la séparation de la Flandre et de la Wallonie, le total fut même porté à trente !

Fondamentalement, ce fut aussi le SPD qui blanchit la gestion de Mario Draghi, le banquier italien qui était devenu le président de la Banque centrale européenne au début de novembre 2011. M. Draghi alla bien au-delà de son mandat avec le rachat massif d'obligations italiennes et espagnoles qui mit fin à la crise du marché obligataire quelques semaines seulement après son entrée en fonction. En effet, il transforma la B.C.E. en prêteur de dernier ressort pour les gouvernements. Mais la marque de M. Draghi fut que sa politique d'assouplissement quantitatif eut le grand mérite de réussir. Élargir le bilan de la B.C.E. mit un plancher aux prix des actifs et restaura la confiance dans le système financier européen, comme cela s'était passé aux États-Unis en 2009. Comme le déclara M. Draghi en décembre 2011, «l'euro ne pouvait être sauvé que par la planche à billets. » Ainsi l'union monétaire européenne ne s'effondra pas, malgré les sombres prédictions des pontifes à la fin 2011.

Au contraire, en 2021, l'euro est utilisé par plus de pays qu'avant la crise. Comme les négociations d'adhésion ont commencé avec l'Ukraine, les autorités allemandes parlent avec enthousiasme d'un futur traité de Yalta, en divisant l'Europe en sphères nouvelles d’influence entre la Russie et le reste de l’Europe. Une source proche de la chancelière Gotha-Dämmerung a plaisanté la semaine dernière en disant : «Nous ne nous inquiéterons pas que les pipelines soient toujours aux mains des Russes tant que nous arriverons à garder les plages de la mer Noire. »

À la réflexion, c'était peut-être tout aussi bien que l'euro fût sauvé. Une désintégration complète de la zone euro, avec tout le chaos monétaire qui aurait suivi, aurait pu avoir des conséquences fâcheuses pour le reste du monde. Il avait été facile d'oublier, au milieu des machinations fébriles qui avaient renversé MM. Papandreou et Berlusconi, que des événements plus dramatiques se déroulaient de l'autre côté de la Méditerranée.

À l'époque, en 2011, il y avait encore ceux qui croyaient que l'Afrique du Nord et le Moyen Orient entraient dans une ère nouvelle de démocratie. Mais en 2021, l’optimisme de ces élites aveugles paraît incompréhensible. Les événements de 2012 ont ébranlé non seulement l'Europe mais le monde entier. L'attaque israélienne sur les installations nucléaires de l'Iran a jeté une allumette dans la poudrière du «printemps arabe». L'Iran contre-attaqua grâce à ses alliés dans la bande de Gaza et au Liban. Ayant échoué à s'opposer à l'action israélienne, les Etats-Unis, une fois encore dans la remorque, offrirent une assistance minimale en essayant en vain de garder le détroit d'Ormuz ouvert. Quand tout l'équipage d'un cuirassé américain fut capturé et retenu en otage par les Gardiens de la Révolution iranienne, la mince chance de réélection d’Obama s’évapora.

La Turquie saisit l'occasion pour s’emparer d’une partie du territoire iranien, tandis que dans le même temps elle répudia l’Etat laïque imposé par Atatürk. Enhardis par cette victoire en Turquie, les Frères musulmans saisirent les rênes du pouvoir en Egypte et répudièrent le traité de paix avec Israël. Le roi de Jordanie n’eut d'autre choix que de leur emboîter le pas. Les Saoudiens bouillonnaient mais ils ne voyaient pas comment ils pouvaient soutenir ouvertement Israël pour éviter un Iran nucléaire. Israël se trouva donc entièrement isolé. Les Etats-Unis, pour leur part, étaient trop pris dans leurs problèmes financiers pour s’en occuper.

Le nouveau président Mitt Romney s'était concentré sur la «restructuration» du bilan du gouvernement fédéral en utilisant la méthode qui lui avait si bien réussi dans sa société Bain Capital. Les Européens intervinrent pour empêcher le scénario tant redouté par les écolos allemands d’un recours désespéré d’Israël à l’arme nucléaire. Parlant au nouveau siège du Ministère des Affaires étrangères sur la Ringstrasse à Vienne, le président européen Karl von Habsburg a expliqué sur la chaîne Al Jazeera: «Premièrement, nous étions inquiets d'un renchérissement du baril de pétrole, mais surtout nous avions très peur des retombées radioactives sur nos stations balnéaires. »

En regardant les dix années précédentes, M. de Habsbourg - encore appelé sous son titre de noblesse l'archiduc Charles d'Autriche – peut être fier à juste titre. Non seulement l'euro a survécu mais un siècle après que son aïeul fut détrôné, l'empire des Habsbourg s'est reconstitué sous la forme des États-Unis d'Europe. Il n’est pas étonnant que les Britanniques et les Scandinaves préfèrent l’appeler le Saint Empire germanique.

Niall Ferguson

 


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