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22/10/11 David Enrich et David Gauthier-Villars
    Les banques françaises ont mené une campagne  
         agressive contre les règles internationales
                         de sécurité financière !

Il ya deux ans, un banquier français s'est rendu à Washington pour une mission d'urgence : convaincre le chef du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, que ses préoccupations au sujet de la santé du secteur bancaire européen étaient sans fondement. Le voyage a été un succès. M. Strauss-Kahn a accepté de garder ses peurs sous le boisseau pour éviter de provoquer la panique du marché, selon des personnes familières du sujet.

Aujourd'hui, il semble que cela a été une occasion manquée, l'une des nombreuses dans les années qui ont précédé les malheurs de l'Europe bancaire. Depuis cet été, la France avec ses trois banques - BNP Paribas, la Société Générale et le Crédit Agricole - est au cœur d'une crise de confiance qui englobe les prêteurs européens et teste les fondements politiques et économiques de l'Europe. Ce jeudi, l’accord européen afin de présenter un plan global pour résoudre la crise de la dette de la zone euro était en danger en raison des dissensions entre la France et l'Allemagne.

Parmi les facteurs qui expliquent la crise d'aujourd'hui, il y a, selon les experts, la réticence persistante de nombreuses banques européennes et de leurs régulateurs à reconnaître qu'ils ont un problème. Au lieu de prendre des décisions douloureuses pour mettre de côté plus d'argent pour couvrir les pertes imprévues, certaines des plus grandes banques européennes se sont consacrées à repousser des règles internationales plus strictes et à contrecarrer une surveillance plus étroite.

Beaucoup de grandes banques mondiales ont fait pression contre de nouvelles règles rigoureuses. Mais les banques françaises et les régulateurs ont été à l'avant-garde d'une campagne agressive de résistance. Elles ont fait une tournée mondiale pour militer contre des règles bancaires jugées pénalisantes. Les banques françaises ont souvent aidé les autorités de tutelle à concevoir une politique qui aille dans leur sens, au contraire de pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, la Suisse et l'Espagne qui ont forcé leurs banques à lever des dizaines de milliards de nouveaux capitaux et à se restructurer. Parfois, les banquiers français et les représentants du gouvernement semblent avoir la même grille de lecture.

Les responsables français se moquaient des investisseurs qui craignaient que la Grèce et d'autres pays de la zone euro fassent défaut sur leur dette, dont les banques françaises détiennent une grande part. En avril 2010, le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, s’est élevé contre l’excès de prudence concernant les fonds propres des banques et a affirmé que l'exposition des banques françaises à la Grèce n'était pas une cause de «préoccupation particulière»… À la fin de l'année dernière, les quatre grandes banques françaises étaient assises sur un montant de 419 milliards d'euros de prêts à la Grèce, l'Irlande, l'Italie, le Portugal et l'Espagne, selon les données recueillies dans le dernier «stress-test» des banques européennes. Les grandes banques allemandes (287 milliards d’euros) et anglaises (204 milliards d’euros) sont beaucoup moins exposées que les banques françaises envers les PIGS.

Maintenant arrive la facture qui a été longtemps différée. Les dirigeants politiques du Vieux Continent vont devoir exiger que les banques européennes se dotent de100 milliards de nouveaux capitaux dans les prochains mois. Les grandes banques françaises ne risquent pas de s'effondrer mais les experts disent que leurs efforts tardifs pour fortifier leur bilan pourraient entraîner une croissance zéro de l’économie française, qui est la deuxième de la zone euro après l'Allemagne.

Déjà, la BNP, la Société Générale et le Crédit Agricole ont réduit leurs prêts à certains emprunteurs en vue d'améliorer leurs fonds propres. Si ces efforts s'avèrent insuffisants, le gouvernement français sera confronté à un choix cornélien. Soit il pourrait injecter des capitaux dans ces banques avec l’argent des contribuables, mais cela mettrait à mal les finances du pays et compromettrait davantage son triple A. Soit il inciterait les banques à restreindre encore davantage leurs prêts, au risque d'étouffer l'économie.

«Les banques françaises, qui ont manqué de tirer la leçon de 2008, sont restées dans leur tour d’ivoire», a déclaré Jézabel Couppey-Soubeyran, professeur d'économie à l'Université Panthéon-Sorbonne à Paris. «Elles ont refusé de mettre un chandail quand le temps était encore beau, maintenant que le climat est glacial, il n'est pas sûr qu’une veste polaire suffira.»

Les investisseurs disent qu'ils sont inquiets à l’égard des banques françaises, qui n'ont pas suffisamment de capital pour absorber les pertes sur les prêts et sur les défauts souverains potentiels. Ils craignent que les banques restent fortement dépendantes de fonds à court terme qui ont tendance à s'évaporer dans une crise. Plus de 70% des refinancements sur le marché de la BNP et de la Société Générale viennent à échéance dans un an, ce qui les classe parmi les plus vulnérables de l'industrie bancaire face à une fuite des investisseurs, selon un récent rapport de Barclays Capital.

Les banques persistent à dire que leurs bilans sont propres et qu’elles n'ont pas besoin d’aide. BNP Paribas indique qu'elle a porté ses réserves de capitaux à 57 milliards d’euros alors qu’elles n’étaient que de 29 milliards trois ans auparavant. La Société Générale dit qu'elle a une exposition limitée à l'Europe méridionale et qu’elle a réduit sa dépendance aux financements à court terme de 16% depuis 2007, tout en augmentant les dépôts et les financements à long terme. Le Crédit Agricole affirme qu'il a aussi réduit sa dépendance aux financements à court terme.

Les trois banques disent qu'elles sont en bonne voie pour se conformer aux sévères règles financières qui seront en vigueur en 2013. La Banque de France a déclaré que le ratio de fonds propres n’est qu'un outil parmi beaucoup d’autres pour s’assurer de la solvabilité des banques qu’elle contrôle. «Nous nous concentrons sur un contrôle opportun et sur une gestion rigoureuse des risques pris par les banques sous notre tutelle», a déclaré une porte-parole de la Banque centrale française.

Les banques françaises et leurs régulateurs ont commencé leur résistance dès que la crise financière mondiale s’est emballée en 2007. Elles ont blâmé les États-Unis, insisté pour dire que les banques françaises étaient solides et repoussé les suggestions selon lesquelles les banques devraient renforcer leurs réserves de fonds propres. Une telle décision reviendrait à «faire provision du capital des actionnaires dans un congélateur», a déclaré en novembre 2008 Baudouin Prot, le directeur général de BNP Paribas. M. Prot a déclaré que sa stratégie pour préserver la solidité de la banque est de sélectionner soigneusement les emprunteurs. Au début 2009, les banques françaises ont accepté un montant de 20 milliards d’euros qui leur a été prêté par le gouvernement français pour augmenter leurs fonds propres mais cet argent a été remboursé un an plus tard.

Puis, une nouvelle préoccupation a surgi : la Grèce. La petite nation de 11 millions d’habitants, qui ne représente que 3% de l’économie de l'Union européenne, a reconnu qu'elle avait sous-estimé son déficit budgétaire et a appelé à sa rescousse les autres Européens et le FMI. A l'automne 2009, les technocrates du FMI ont commencé à se demander ce qui arriverait si la Grèce faisait défaut sur sa dette extérieure de 350 milliards d’euros. M. Strauss-Kahn a accepté de ne pas rendre publiques ces préoccupations, mais il a commencé à organiser des réunions privées avec des dirigeants européens pour les alerter sur le problème. Un porte-parole de M. Strauss-Kahn a refusé de commenter.

Après la vague d'implosions bancaires en 2008, les régulateurs internationaux ont commencé à travailler sur une refonte des règles concernant les fonds propres et la liquidité des banques. À l'automne de 2009, le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, du nom de la ville suisse où il est basé, avait conçu à la hâte un plan provisoire. Il avait appelé les banques à détenir beaucoup plus de fonds propres qu'auparavant. Les types de capitaux qui entreraient en compte seraient beaucoup plus limités, ce qui excluait certains types d’actions préférentielles et de structures organisationnelles qui étaient populaires auprès des banques françaises, entre autres. La proposition a déclenché une avalanche de critiques de la part des banques.

Les prêteurs français, soutenus par leurs organismes de réglementation, étaient les plus vigoureux dans la protestation, selon des régulateurs et des responsables de l'industrie bancaire qui ont pris part à ces discussions. «L’excès de fonds propres et de liquidité conduirait à un arrêt brutal de la reprise économique », a écrit au printemps 2010 la Fédération bancaire française au nom des PDG des cinq plus grandes banques. M. Prot, le PDG de BNP, a dénigré, en privé, le président du Comité de Bâle, Nout Wellink, alors gouverneur de la banque centrale néerlandaise. M. Prot a demandé si M. Wellink avait la crédibilité pour être l’artisan de la réglementation bancaire internationale, compte tenu des difficultés de certains prêteurs néerlandais. Une telle remarque de M. Prot «le disqualifie en tant que banquier prudent», a déclaré M. Wellink dans un courriel. Il a également dit que «les banques françaises ont résisté aux exigences de fonds propres plus élevés et qu’elles étaient opposées à toute hausse de liquidité.» La BNP a dit qu'elle faisait pression contre une surcharge des capitaux mais en même temps qu’elle renforçait ses réserves. «Nous avons fait les deux : essayer de trouver un meilleur arrangement tout en nous préparant pour quelque chose que nous savions inéluctable », a déclaré un porte-parole de la BNP.

Au printemps 2010, une réunion trimestrielle à Bâle a dégénéré en un débat houleux. Le représentant de la Banque de France a indiqué, selon les gens présents, que le fait, pour les banques, de lever des milliards de fonds propres étoufferait les capacités de prêt, dans une époque d'incertitude économique. Un responsable britannique a rétorqué que même si l'argument de la France était vrai, il ne faisait que souligner la nécessité pour les banques françaises d’améliorer leurs capitaux et leurs liquidités. Les négociateurs français ont insisté pour que le Comité s’engage à mener une «étude d'impact » afin d’évaluer les retombées économiques et financières de la réglementation proposée, selon ce que des personnes proches du dossier ont dit à la presse. Cela a débouché sur une recommandation visant à ce que les règles soient mises en application graduellement, en accord avec les demandes des banques françaises. En septembre 2010, le Comité de Bâle a dévoilé son paquet final. Les règles draconiennes de liquidités et de fonds propres demeuraient intactes. Mais dans une concession majeure à l'industrie bancaire, les règles ne devraient prendre pleinement effet qu’à la fin de la décennie. Des régulateurs américains et des critiques extérieures ont averti que l’allongement de la période de transition rendait les banques vulnérables si une autre crise surgissait dans l'intervalle. Il s'est avéré qu’on n’en était pas loin.

Dès le début de 2011, beaucoup d'investisseurs ont commencé à paniquer. Après avoir maintenu pendant des mois que la Grèce ne serait pas autorisée à faire défaut sur sa dette, les gouvernements de la zone euro ont changé de tactique, en disant que les prêteurs privés devraient aider à renflouer une nouvelle fois Athènes en prenant des pertes sur leurs investissements. Les investisseurs ont immédiatement commencé à se demander ce qui se passerait si des pays beaucoup plus grands, comme l'Espagne ou l'Italie, ne pouvaient pas payer leurs dettes. Parmi les victimes figureraient les banques françaises qui détiennent des milliards d'euros d'obligations étatiques, un placement traditionnellement jugé sûr mais qui a soudainement semblé risqué. Les investisseurs craignent que les pertes sur ces prêts réduisent à néant les fonds propres des banques.

Les banquiers et les régulateurs français ont rejeté ces craintes qu’ils jugent «irrationnelles». Ils ont dit que même si les banques stockaient des montagnes de capitaux, cela ne servirait à pas grand-chose pour les isoler du défaut de paiement d’un grand pays européen. Les banquiers français, les représentants du gouvernement et de la Banque de France tiennent tous le même discours : «Si un grand pays fait faillite, nous tomberons tous. »

Espérant désamorcer les craintes du public concernant la solvabilité des banques, les décideurs politiques européens ont entrepris la mise au point d'un «stress test» des principales banques. A l'une des premières réunions de l'Autorité bancaire européenne nouvellement créée, les négociateurs de la France et de l'Allemagne ont fait valoir que les résultats ne devraient pas être rendus publics, selon des personnes proches du dossier. Ils ont été finalement mis en minorité.

La plus grande bataille consistait à savoir si les tests devaient examiner la façon dont les banques s'en tireraient si un pays de la zone euro faisait défaut sur sa dette. Les négociateurs français, avec les responsables allemands et européens de la Banque centrale, ont insisté pour que les tests ne prévoient pas un tel scénario. Assis autour d'une grande table ovale dans une salle de conférence avec vue panoramique sur le centre de Londres, ils ont fait valoir que cela pourrait miner la confiance déjà fragile dans le système financier du continent. Les régulateurs des autres pays étaient en désaccord. « Les tests seront inutiles s’ils ne considèrent pas la possibilité d'un défaut souverain, » a dit un régulateur en colère, selon une personne présente à la réunion.

Les voix de la France et de l'Allemagne ont prévalu. Lorsque les résultats des « stress test » ont été annoncés à la mi-juillet, seule une poignée de banques avaient échoué, avec un déficit total de 2,5 milliards d’euros en capital. Toutes les banques françaises ont réussi le test haut la main, mais les investisseurs et les analystes sont restés sceptiques.

À la fin août, près de deux ans après la démarche effectuée par un banquier français au siège du FMI, le Fonds a lancé un sévère avertissement. « Les banques européennes ont besoin d’une recapitalisation urgente », a déclaré la nouvelle directrice générale, Christine Lagarde.Cela est essentiel pour éviter la contagion. » Le message de Mme Lagarde qui, dans son précédent emploi comme ministre français des Finances avait minimisé ces inquiétudes, a effrayé les investisseurs. M. Noyer, le gouverneur de la Banque de France, a répondu qu'il ne comprenait pas ce que voulait dire Mme Lagarde. « Peut-être qu'elle a été très mal informée par ses collaborateurs », a-t-il déclaré à une radio française.

Les banques françaises se sont retrouvées dans l’impossibilité de se refinancer à court terme sur le marché. Leurs cours boursiers ont plongé. Pourtant, les banquiers français sont restés confiants : «Je ne vois pas un gros problème en termes de capital», a déclaré lors d'une conférence à New York le 13 septembre Frédéric Oudéa, le directeur général de la Société Générale, après que l’action de sa banque eut plongé de 23% en l’espace de deux semaines. Quelques semaines plus tard, la banque franco-belge Dexia, qui avait aisément passé tous les « stress-tests », était en faillite.

À la mi-septembre, M. Strauss-Kahn est allé s’exprimer en direct sur une télévision française, en donnant pour la première fois sa version du scandale sexuel de New York qui lui a coûté son poste au F.M.I. Abordant les questions financières, il a dit aux gouvernements européens et aux banquiers qu’ils ne pouvaient plus retarder la résolution de la crise de la dette souveraine. « Le problème des Européens, a-t-il dit, c'est qu'ils font souvent soit trop peu, soit trop tard, soit souvent trop peu et trop tard. »

David Enrich et David Gauthier-Villars



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