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Claude Reichman

Sarkozy, l'homme qui ne sait pas gouverner


 

Chapitre 10

                                  Deux présidents heureux



Quelque temps qu’ils eussent mis pour arriver au pouvoir suprême et quelques preuves qu’ils eussent données de leur endurance et de leur résistance aux événements, ni Mitterrand ni Chirac n’ont été à proprement parler des présidents compétents. Pourquoi dès lors instruire un procès en incompétence de Sarkozy, si ses prédécesseurs n’en faisaient pas plus preuve que lui ? C’est une bonne question, et c’est même la question fondamentale. Car enfin, comme nous le disions au chapitre précédent, ces deux hommes ont duré au total pendant vingt-six ans et aucun d’entre eux n’a été chassé par l’émeute. Pourquoi Sarkozy devrait-il connaître un sort plus funeste ? Un simple examen de compétence appliqué à Mitterrand et Chirac, et de la façon dont l’un et l’autre ont géré leur terrible insuffisance, nous donnera la réponse.

Mitterrand ne connaissait rien à l’économie. Il faisait partie de cette génération de Français cultivés pour qui une belle phrase, riche de sens et bien ciselée, l’emportait sur toute autre considération et notamment sur les sujets économiques. Dans une France de rentiers, cette disposition ne faisait pas tache. Mais dans un pays plongé dans la concurrence européenne et mondiale, comme l’était la France de la fin du XXe siècle, il s’agissait d’une véritable tare. Surtout si l’on ajoute le fait que Mitterrand ne parlait pas une seule langue étrangère. Nul n’ignore qu’il existe des traducteurs et des interprètes, mais cet enfermement dans sa langue maternelle, si bien maniée soit-elle, si bien connue dans ses moindres recoins, est à lui seul un terrible révélateur. La France s’est donné un président du XIXe siècle alors que le siècle suivant était en train de s’achever et que le monde subissait sa plus grande mutation depuis l’aube des temps historiques.

De plus, Mitterrand souffrait, depuis 1978, c’est-à-dire trois ans avant son élection à la présidence de la République, d’un cancer de la prostate dont il connaissait parfaitement l’existence et qui l’obligeait à suivre des traitements réguliers. Cet homme n’était donc ni compétent pour ce qui est de l’essentiel, ni totalement disponible pour sa tâche en raison de ses soucis de santé. Comment a-t-il pu durer pendant deux septennats, même si ce fut au prix de deux cohabitations ? Faut-il d’ailleurs vraiment dire « au prix » ? Ne serait-ce pas plutôt « grâce » qui conviendrait ? Là encore, les précieux enseignements du Principe de Peter vont nous apporter la réponse. Dans une situation d’incompétence, on n’a le choix qu’entre deux attitudes, comme l’établit sans conteste cet ouvrage essentiel. Soit on tente à toute force de faire face aux difficultés de la fonction, mais, étant incompétent, on n’y parvient pas et l’on finit par craquer mentalement et physiquement, soit on adopte une stratégie de diversion, en se concentrant sur des problèmes secondaires à la résolution desquels on excelle, puisqu’ils sont situés au niveau de compétence auquel on se trouve, et l’on peut alors couler des jours insouciants et heureux à l’abri des conflits, des secousses et du temps.

François Mitterrand a évidemment choisi la deuxième solution. Jouisseur de tempérament et pénétré de l’éternité de la France, il ne souffrit nullement de voir celle-ci régresser au classement des nations, certain qu’un jour, longtemps après lui ou tout aussitôt, le « cher et vieux pays » - il ne se pardonnait pas d’avoir laissé De Gaulle inventer la formule - s’en remettrait et repartirait de l’avant. Alors que pouvaient bien lui faire les dévaluations des premières années de son règne, l’immense manifestation des défenseurs de l’école libre ou la haine permanente qu’il suscitait dans une très large partie de la population qui avait suivi son parcours tortueux et ses contorsions ? Il changeait de politique et de gouvernement et, pour ce qui était de la haine, se réfugiait dans le giron de ses partisans enamourés et dans la douceur secrète de ses intimités successives. Si la maladie lui en avait laissé le répit, il se serait présenté pour un troisième mandat en 1995 et tout laisse à penser qu’il l’aurait obtenu. Il faut dire que les deux cohabitations l’avaient habillé d’une somptueuse hermine, celle qui pare un monarque assez bienveillant pour laisser gouverner ses adversaires.

Le calendrier électoral avait bien fait les choses. Elu en 1981 pour la première fois, Mitterrand était soumis à réélection en 1988. Mais par bonheur, le mandat de l’Assemblée nationale, élue elle aussi en 1981 après sa dissolution par le nouveau président, expirait en 1986, deux ans avant l’échéance présidentielle. Mitterrand disposait donc du temps nécessaire pour se refaire une santé politique. A condition que l’opposition, victorieuse aux législatives de 1986, le veuille bien. Au grand dam de Raymond Barre qui voyait, à juste raison, dans la cohabitation une grave dérive des institutions, la nouvelle majorité accepta de partager le pouvoir avec le président mis en minorité. Ce fut, pour la droite, un véritable suicide. Elle allait perdre l’élection présidentielle de 1988, devoir cohabiter encore en 1993, après des législatives à nouveau perdues par Mitterrand, mais surtout rendre son message illisible et obérer jusqu’aux deux mandats présidentiels successifs que Chirac finit pas obtenir.

Car plus personne de sérieux en France ne pouvait apercevoir de différence vraiment substantielle entre la gauche de gouvernement et la droite RPR-UDF, tant ces deux forces dominantes de la vie politique nationale avaient de points communs, ayant gommé tous les aspects saillants de leurs divergences au fil de ces années de cohabitation. Une convergence qu’allait encore renforcer la troisième cohabitation de la Ve République, celle qui vit Chirac continuer de présider pendant cinq ans un Etat dirigé par un Premier ministre socialiste, Lionel Jospin. L’élimination de ce dernier, dès le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, la victoire quasi burlesque de Chirac au deuxième tour avec 82 % des voix, l’échec du référendum sur la Constitution européenne de mai 2005 allaient marquer le développement d’une grave crise démocratique en France, que l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 était censée résoudre. Son effondrement dans les sondages dès le début de 2008, et son grave échec aux élections municipales de mars 2008 montrent à tout le moins que cet espoir a plus que du plomb dans l’aile. Bref, Mitterrand était parvenu à accomplir deux septennats sans vraiment gouverner, ce qui était l’idéal pour l’incompétent notoire qu’il était. Cette attitude fut même si raisonnable que, loin de craquer sous les effets d’une charge impossible à assumer, il parvint à résister à son cancer jusqu’à la fin de son second mandat, performance statistiquement rare dans le déroulement d’une telle maladie.

Chirac, bien qu’énarque et donc en principe formé aux disciplines de l’Etat, y compris en matière d’économie, était tout aussi incompétent que Mitterrand. Dénué de la moindre conviction, pur opportuniste en politique, il changea si souvent d’opinion pendant sa longue carrière qu’on hésite, pour le qualifier, entre l’image du caméléon et celle de la girouette. De nombreux ouvrages politiques ont décrit son évolution du « travaillisme à la française » au « libéralisme à l’anglo-saxonne », en passant par le souverainisme accusateur qui fustigeait « le parti de l’étranger » et par le socialisme messianique qui prétendait « réduire la fracture sociale ». Il n’est donc pas nécessaire de développer le sujet. En réalité, dans le pouvoir, seul l’intéressait le pouvoir. Des psychologues ont cru déceler dans ce besoin de puissance une réponse à un père castrateur et terriblement exigeant, et reconnaître sous les traits impérieux du président Chirac le petit Jacky couvé par sa maman. C’est bien possible, mais cela ne change rien au fait que Jacques ou Jacky, Chirac ne disposait d’aucune compétence pour la fonction présidentielle, sinon celle que lui fournissait sa haute taille qui, permettant à chacun de le voir de loin, lui donnait incontestablement la dimension physique de l’emploi. Pour le reste …

Elu président pour la première fois en 1995, Chirac allait devoir assumer un rôle trop difficile pour lui. Les politologues avaient déjà fait observer que, dans des fonctions précédentes, celles de Premier ministre, il ne pouvait pas tenir plus de deux ans. Nommé à Matignon par Giscard en 1974, il claque la porte en 1976, déclarant ne pas disposer des moyens d’exercer sa fonction, ce qui était nettement plus vrai au plan de sa compétence qu’à celui de son espace politique. Premier ministre en 1986, il finit en haillons après deux années de cohabitation avec Mitterrand, et échoue complètement face à celui-ci à l’élection présidentielle de 1988. Le dicton « Jamais deux sans trois » va se vérifier lorsqu’il devient, en 1995, président de la République. Mais ce dernier cas mérite d’être examiné attentivement, car il est très différent des deux précédents. Ses échecs de Premier ministre sont évidemment à mettre au compte de son incompétence. Mais ils sont survenus dans des circonstances où l’intéressé n’était pas vraiment libre de ses mouvements. Avec Giscard à l’Elysée, Chirac n’était finalement qu’un exécutant subalterne, un « collaborateur », comme Sarkozy l’a dit un jour de François Fillon. Se sachant révocable ad nutum, il pouvait transformer son limogeage trop prévisible en démission fracassante de manière à en tirer le plus grand bénéfice politique. Premier ministre de Mitterrand en 1986, il n’avait, en raison du calendrier électoral, que deux ans devant lui et devait absolument tenir la durée s’il ne voulait pas perdre toute chance à l’élection présidentielle de 1988. Aussi incompétent que d’habitude, il « pédala dans la semoule » dès après le premier choc politique que fut la mort d’un jeune manifestant étudiant, Malek Oussekine, et ce jusqu’au terme du septennat de Mitterrand, qui vit ce dernier réduire en bouillie, à l’élection présidentielle, « Monsieur le Premier ministre », comme Mitterrand appelait son concurrent au cours de leur débat télévisé pour bien marquer son rang inférieur au sien.

Chirac élu président de la République, le principe de Peter va dérouler tout le faste de ses vérités. L’intéressé est désormais totalement maître des circonstances et de son action. Dès octobre 1995, cinq mois après son élection, il prend « le tournant de la rigueur », reléguant la réduction de la fracture sociale au rang des vieilles lunes. Peut-on lui en faire grief ? D’un point de vue économique, certes pas. Aucune politique sociale n’est possible si l’on ne rétablit pas auparavant les comptes du pays. Le problème vient des promesses non tenues. Ce n’est pas la première fois que cela arrive, ni pour Chirac tout au long de sa carrière politique, ni pour tous ses prédécesseurs. On pourrait même dire que la promesse non tenue est, avec la culture des privilèges et le mensonge systématique des gouvernants, un des trois piliers de la démocratie en France. Le citoyen, bien sûr, n’est pas content, mais puisant dans l’inépuisable trésor de résignation qu’il s’est constitué au fil des décennies, il finit pas se faire une raison, au moins jusqu’à l’échéance électorale suivante.

Précisément, pour Chirac, qui n’a pas dissous l’Assemblée nationale après son élection, afin de respecter la promesse faite à Balladur en échange de son soutien au deuxième tour de la présidentielle, l’échéance se profile à l’horizon. En effet, le mandat de l’Assemblée élue en 1993 s’achève en 1998. Au printemps de 1997, il ne reste donc à Chirac qu’une petite année avant de vérifier, par le biais d’élections législatives, si le pays le soutient encore. Or les perspectives économiques sont mauvaises pour l’année 1998, si l’on en croit un rapport du ministère des finances. Il faut dire que des rapports alarmistes, Bercy en produit à longueur d’année. Ils sont destinés à calmer les ardeurs dépensières des ministres et ne font en général pas grand effet.

Mais cette fois, il s’est trouvé un génie politique pour prendre celui-ci au sérieux. Dominique de Villepin, puisque c’est de lui qu’il s’agit, secrétaire général de l’Elysée, presse Chirac de dissoudre l’Assemblée avant terme afin d’échapper aux orages économiques non désirés et de retrouver une majorité pour cinq ans. Il parvient à le convaincre, et la manœuvre s’assortit d’un coup de génie supplémentaire, l’annonce faite par le président qu’il conservera Alain Juppé à Matignon, alors que le Premier ministre bat des records d’impopularité depuis sa réforme ratée de la Sécurité sociale à l’automne de 1995, qui a réussi à paralyser le pays pendant de longues semaines en raison de la grève déclenchée par les syndicats des transports en commun afin de conserver leur régime spécial de retraite. La manœuvre sera étudiée pendant des lustres dans les écoles de sciences politiques comme un cas d’école, sous cet intitulé alléchant : « Comment mettre toutes les chances de son côté pour perdre une élection ».

Bien entendu, l’opération donne les résultats que n’importe qui - sauf les stratèges élyséens – pouvait facilement prévoir. Les socialistes gagnent l’élection, et Jacques Chirac n’a pas d’autre choix que de nommer leur premier secrétaire à Matignon. Notons cependant que rien n’empêchait Chirac de refuser la cohabitation, sauf une mauvaise habitude bien ancrée dans les mœurs politiques depuis 1986. Il aurait fort bien pu démissionner et se représenter, ou provoquer un référendum au résultat duquel il aurait lié son sort. Il ne fit évidemment rien de tel, et le pays cingla vers la troisième cohabitation de son histoire institutionnelle sous la Ve République. Les Français de droite épris de morale purent toutefois se consoler un peu en remarquant que Chirac, menteur professionnel comme tous ses semblables politiciens et grand producteur de promesses devant l’Eternel, était sévèrement puni pour la seule qu’il avait honorée depuis le début de sa carrière, celle de ne pas dissoudre l’Assemblée en 1995. On a les joies qu’on peut dans cet univers impitoyable !

A la réflexion, les plus subtils des observateurs politiques - et ils sont nombreux dans la presse française, car n’ayant pas le droit d’exprimer vraiment leur pensée, ils consacrent toute l’énergie et l’acuité ainsi économisées à affûter leurs analyses - se demandèrent si finalement cette dissolution n’était pas pour Chirac une sorte de geste manqué, et si la punition éprouvée n’était pas en fait destinée à en éviter une autre plus cruelle. Face à une situation économique qui se dégradait dangereusement, ne valait-il pas mieux, pour ce président incompétent et donc manifestement incapable de mettre en œuvre une véritable et saine relance de l’activité en France, laisser les commandes à l’opposition qui s’userait à la tâche aussi sûrement que la droite l’avait fait au cours des deux cohabitations précédentes ? Et c’est ainsi que le geste manqué de la dissolution se révéla finalement réussi pour Chirac.

Certes les événements ne furent pas ceux qu’avait prédits le ministère des finances, puisque Jospin connut au contraire une reprise économique importée de l’étranger qui lui offrit trois années de croissance dont il ne tira nullement parti pour remettre de l’ordre dans nos finances publiques, mais du moins Chirac échappa-t-il aux térébrantes douleurs pathognomoniques du syndrome du dernier poste. Et même si sa réélection en 2002 dut beaucoup plus aux insignes maladresses de Jospin, incapable de fédérer son camp et crucifié par la multiplicité des candidatures de gauche, Chirac n’en connut pas moins un septennat et un quinquennat sans vrais problèmes pour lui, sinon sans graves difficultés pour la France, parce qu’il avait échappé une première fois aux conséquences de son incompétence en refilant le pouvoir à Jospin, et une seconde en choisissant, dès le début de son nouveau mandat, de s’abstenir de toute action déstabilisante en nommant à Matignon Jean-Pierre Raffarin, dont le surnom, aussitôt trouvé par Nicolas Baverez, « Jean-Pierre Fera-Rien », était à lui seul tout un programme. Et pour que le tableau clinique soit parfait, Chirac décida de se vouer à la lutte contre le cancer et les accidents de la route, toutes missions hautement estimables, mais qui avaient surtout l’avantage de ne pas exiger le niveau de compétence d’un homme d’Etat. Dans le cas de Mitterrand et de Chirac, la sagesse l’avait emporté et, à défaut d’être bien gouvernée, la France connut deux présidents heureux.


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