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4/2/10 Claude Reichman

Boule de neige

Franchement, je n'aurais jamais imaginé qu'un geste aussi anodin pourrait avoir de telles conséquences. Je descends de chez moi, qu'est ce que je vois ? La rue toute blanche. Il avait neigé la nuit entière. Je me mets à dégager ma voiture, et c’est au moment, je m'en souviens très bien, où j'en étais à la vitre arrière que l'envie m'a saisi. Une envie irrésistible. J'étais mû par une force qui ne venait pas de moi. J'ai pris une bonne poignée de neige, je l'ai serrée entre mes paumes et je me suis retrouvé avec dans la main droite, eh oui, une boule de neige.

C'est alors que l'épicier est sorti de sa boutique en portant un cageot de mandarines. Avant même que j'aie pu prendre conscience de ce que je faisais, la boule quitte ma main et, au terme d'une trajectoire inexorable, frappe l'épicier entre les deux yeux. Son cageot tombe, les mandarines roulent dans la neige comme un feu d'artifices. J'avais deux solutions : m'enfuir ou m'excuser. Je choisis la seconde, surtout parce qu'il m'avait vu. Je vais vers lui :

- Je ne vous ai pas fait mal, Monsieur Triquet ?
- C'était vous, Monsieur Moulin ?
- Ben oui.

Son front, ses joues, ses sourcils étaient pailletés de neige. Alors je lui ai dit :

- Monsieur Triquet, vous ressemblez au Père Noël.
- Ah bon ?

J'ai sorti mon mouchoir et je lui ai essuyé le visage.

- Non, non, Monsieur Moulin, ne vous dérangez pas.
- C'est la moindre des choses, Monsieur Triquet.

Après, on a ramassé les mandarines, et quand le cageot a été de nouveau rempli, il m'a dit :

- Tout de même, Monsieur Moulin, je n'aurais pas cru ça de vous.
- Eh ben, moi non plus.

On a éclaté de rire tous les deux, et c'est alors qu'il m'a dit :

- Dites donc, si on attaquait le boulanger ?
- Le boulanger ?
- Oui.
- A coups de boules de neige ?
- Oui.
- Faudrait le faire sortir.
- Vous en faites pas.

On s'est planqué derrière une voiture, Triquet et moi, et on a fabriqué une bonne provision de boules de neiges. Triquet en a pris une et il l'a lancée de toutes ses forces sur la vitrine de la boulangerie.

- Tenez vous prêt, Monsieur Moulin.

Ca n'a pas manqué. Le boulanger est aussitôt sorti sur le pas de sa porte. A ce moment, Triquet m'a crié : « Go ! », et on s'est mis à le canarder. Le pauvre, il ne savait pas ce qui lui arrivait. Ca tombait comme à Gravelotte. Il se protégeait comme il pouvait, la tête entre les bras. J'avais presque pitié de lui. Bientôt on a été à court de munitions. Alors Triquet m'a crié :

- On va le rouler dans la neige.
- Ecoutez ... non, Monsieur Triquet.

Il était déjà parti à l'assaut. Alors je l'ai suivi et, ma foi, on a roulé le boulanger dans la neige. Quand il s'est relevé, il était tout blanc et, en fait, ça ne le changeait pas tellement. Je ne peux pas dire qu'il était vraiment en colère, mais il n'avait pas l'air non plus très content. Alors je lui ai dit :

- Excusez nous, Monsieur Ménard, c'était pour s'amuser.
- Tout de même, Monsieur Moulin, je n'aurais pas cru ça de vous.
- Ben … moi non plus ... Remarquez, je n'étais pas seul.
- C'est quand même vous qui avez commencé, a dit l'épicier.
- Je l'avoue.

On a aidé Ménard à s'épousseter de toute la neige qui le recouvrait, et c'est alors qu'il nous a dit :

- Dites donc, si on attaquait les gamins ?

Il y a une école juste à côté de chez nous et c'était l'heure de la rentrée.

- Ouais, génial ! a fait Triquet.
- Et vous, Moulin ?
- Ouais ... d'accord.

Vous comprenez, je ne pouvais pas me dégonfler. Alors tous les trois, Triquet, Ménard et moi, on s'est planqué derrière une camionnette et on s'est mis à fabriquer des boules. Juste à ce moment, Mme Chimbrizat sort de chez elle, comme tous les matins, avec sa robe de chambre matelassée et les pieds nus dans ses mules, pour aller chercher son pain et son lait.

- Mais qu'est ce que vous faites là ? qu'elle nous dit.
- Ben vous voyez, Madame Chimbrizat, on fait des boules de neige.
- Pourquoi faire, Monsieur Ménard ?
- On va attaquer les gamins.
- Ah bon ? Est ce que je peux faire des boules moi aussi ?
- Ecoutez, Madame Chimbrizat, c'est plus de votre âge.

Il faut dire qu'elle a quatre vingt trois ans.

- Monsieur Ménard, mon âge ne vous regarde pas !

Et elle s'est mise au travail avec nous. Quand Ménard a demandé : « Prêts ? », d'une seule voix, Mme Chimbrizat, Triquet et moi on a répondu : « Prêts ! ». Et l'offensive a commencé. Un déluge de fer ! Berlin ! Les pauvres gosses couraient dans tous les sens pour se mettre à l'abri, mais ils en prenaient plein la poire. Ah, c'était beau à voir. Pas mal de gens du quartier étaient sortis de chez eux, attirés par les cris. « Qu'est ce qu'il se passe ? Qu'est ce qu'il se passe ? » ils demandaient. Et nous on répondait : « C'est les vieux qui attaquent les jeunes ! » « Ouais, génial », criaient ils en choeur. Et ils se mettaient à canarder les gosses avec nous.

Après, on est allé attaquer le lycée. On était une belle troupe. Au moins trente ou quarante. Triquet, Ménard, Mme Chimbrizat et moi, on marchait en tête, Ménard tout en blanc, Mme Chimbrizat pieds nus dans ses mules, Triquet avec son passe montagne bien enfoncé jusqu'aux yeux, ce qui lui donnait un air farouche, et moi avec mon porte documents sous le bras. Le lycée, quel carnage ! On avait été obligé d'enfoncer les portes parce que les élèves étaient déjà entrés. On les a fait s'aligner le long d'un mur et on les a canardés comme à la foire. Les profs, on les avait séparés en deux. Ceux qui étaient d'accord canardaient avec nous. Les autres, on les avait mis avec leurs élèves et on leur tirait dessus. Et sans ménagement, croyez moi.

Après le lycée, on a foncé sur la Fac de Lettres. On était bien quatre ou cinq cents. On marchait en scandant: « C'est les vieux qui attaquent les jeunes, c'est les vieux qui attaquent les jeunes ! » Mme Chimbrizat criait aussi fort que les autres, croyez moi : « C'est les vieux qui attaquent les jeunes, c'est les vieux qui attaquent les jeunes ! ». Elle chevrotait un peu, mais sa voix s'affermissait à mesure que nous marchions.

Quand on est arrivé devant la Fac, on a été bloqué par un double cordon de CRS. Les manifestants et les CRS sont restés face à face un court moment, et puis Mme Chimbrizat s'est mise à crier : «CRS avec nous, CRS avec nous ! ». Et tout le monde a repris : « CRS avec nous, CRS avec nous ! » Après, on a crié :  « Mort aux jeunes ! Mort aux jeunes ! » Et puis ensuite: « Vieux et flics, même combat ! Flics et vieux, ça ira ! »

Le commandant des CRS s'est avancé et a crié : « Qui est le chef, chez vous ? » On s'est regardé un moment les uns et les autres, et puis spontanément Triquet, Ménard et moi on s'est avancé. Triquet s'est retourné et a dit : « Madame Chimbrizat, venez aussi ! Il faut une femme avec nous. » On a marché vers le commandant des CRS et à ce moment-là  il s'est passé une chose vraiment stupéfiante : les CRS se sont mis à nous applaudir ! Ce que voyant, nos troupes se sont mises à applaudir aussi. Quand on est arrivé près du commandant des CRS, il nous a dit : « Vous êtes les plus forts. Je me mets à vos ordres. » Et il nous a salués militairement. Mme Chimbrizat lui a rendu son salut, et je vous assure que malgré sa robe de chambre matelassée et ses mules, elle avait un air très martial.

Nous avons fait rapprocher nos troupes. Et là il y a eu, avec les CRS, des scènes de fraternisation vraiment très émouvantes. J'ai vu un vieux briscard, moustache en croc, visage couturé, qui pleurait dans les bras d'un métallo. Certains faisaient don de leur casque à nos manifestants et leur apprenaient à manoeuvrer la visière anti-émeutes, tout le monde s'embrassait. Je n'oublierai jamais Mme Chimbrizat portée en triomphe par un jeune CRS blond qui hurlait: « Vive mémé ! »

Avec les CRS, on a pris la Fac de Lettres. Après, ç'a été la Fac de Sciences. A midi, nous étions maîtres de la ville. Un émissaire est venu nous dire que le préfet voulait absolument s'entretenir avec nous. Alors on a crié : « A la préfecture ! » Et toute la troupe s'est ébranlée. La place de la préfecture était noire de monde. La foule nous acclamait : « Vivent les vieux ! Vivent les vieux! » On est allé à quatre voir le préfet, les quatre mêmes : Ménard, Triquet, Mme Chimbrizat et moi. Le préfet nous a dit :

- La situation est grave.
- Nous savons, Monsieur le Préfet.
- Ce que vous ne savez peut être pas, c'est que votre exemple est contagieux. Les gens ont été prévenus par la radio et à l'heure actuelle, dans toutes les villes de France, des millions de manifestants font ce que vous avez fait et attaquent les jeunes à coups de boules de neige. Le gouvernement ne contrôle plus la situation. Alors, comme vous êtes les initiateurs du mouvement, j'ai reçu mission du président de la République, du Premier ministre et du ministre de l'Intérieur, et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés...

Là, Mme Chimbrizat a crié : « Poil au nez ! », et c'est un peu tombé à plat parce qu'il y avait une réelle tension, un suspense dramatique, et que tout le monde avait conscience de vivre un moment historique.

Alors le préfet a repris :

- … en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, poil au nez, puisque vous l'exigez, j'ai reçu mission de vous demander d'accorder une entrevue au président de la République.

Nous nous sommes interrogés du regard tous les quatre et nous avons dit :
« D'accord ». Alors le préfet a dit : « Je vais le chercher ». Il n'a pas eu le temps de le faire, car le président est entré aussitôt dans le bureau. Il devait écouter à la porte.

- Madame, Messieurs, a t il commencé, dès que j'ai appris les événements qui se déroulent dans votre ville, j'ai sauté dans un avion...

Là, j'ai eu très peur que Mme Chimbrizat dise poil à ce que vous pensez, mais heureusement elle s'est tue.

- ... j'ai sauté dans un avion, et me voici. De quoi s'agit il ?
- Monsieur le Président, c'est les vieux qui attaquent les jeunes.

Triquet avait parlé d'une voix très ferme, pas impressionné du tout. Alors le président l'a regardé avec un sourire charmeur et lui a dit :

- Et moi, Monsieur Triquet, suis-je un jeune ?

Malgré son sourire, il avait quand même l'air inquiet. La réponse de Triquet ne dut pas le rassurer tellement :

- Monsieur le Président, ça se discute.
- Eh bien, discutons en.

Alors on a discuté. Finalement on est arrivé, au bout d'une heure de négociation, à un compromis. Nous donnerions l'ordre aux manifestants de rentrer chez eux à condition que le président vienne auparavant avec nous et lance une boule de neige symbolique sur un enfant pris au hasard dans une école maternelle. Au balcon de la préfecture, c'est Mme Chimbrizat qui a annoncé l'accord à la foule. Celle ci a applaudi à tout rompre, ce qui prouve que nous avions bien négocié. Et puis le président a embrassé Mme Chimbrizat, et là ça été du délire. Le président a ensuite pris la parole et a commencé :

- Je vous ai compris. Je sais ce que vous avez voulu faire...

Il a dû arrêter là son discours faute de hauts parleurs, car à ce moment le courant a été coupé à la suite d'une rupture des fils électriques sous le poids de la neige qui s'était remise à tomber à gros flocons.

Le pays se mit à vivre sous le règne des vieux. Mme Chimbrizat faisait un discours télévisé tous les soirs au journal de 20 heures. Son indice de popularité devint rapidement plus élevé que celui de toutes les personnalités politiques. Et puis un beau matin, ce fut le redoux. La neige fondit brusquement. Les jeunes, qui n'osaient plus sortir, se montrèrent à nouveau. Les vieux rentrèrent chez eux. Bref, tout redevint comme avant, c'est -à-dire comme maintenant.

Les événements de l'hiver se perdirent peu à peu dans l'oubli. Nous eûmes un moment l'espoir qu'on nous autoriserait à défiler le 14 juillet sur les Champs-Elysées. Mais finalement un échelon du corps des balayeurs de la ville de Paris fut choisi à notre place. On oublia même de donner la Légion d'honneur à Mme Chimbrizat, que le président, sur le balcon de la préfecture, avait pourtant solennellement promis de décorer lui même. On ne nous fêta pas, on ne nous décora pas, mais il y a une chose qu'on ne pourra jamais nous enlever : la fierté de nous être battus pour nos idées. Alors une fois encore, crions tous ensemble comme autrefois : « Vivent les vieux ! »

Claude Reichman
(1978)


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