www.claudereichman.com


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme

A la une

27/12/08 John Cassidy

Anatomie d'une débâcle : Ben Bernanke et la crise financière

Certains sont nés radicaux, d'autres le deviennent, et d'autres encore ont le radicalisme qui leur est imposé. C'est le cas de Ben Bernanke qui se débat pour sauver le système financier américain. Tôt chaque matin, les fins de semaine incluses, Bernanke arrive au siège de la Federal Reserve, un austère bâtiment de marbre blanc sur l'avenue Constitution à Foggy Bottom. La Fed, qui est aussi silencieuse qu'un mausolée, est un lieu réservé à l'establishment. Dans ses couloirs où se propagent les échos, sont alignés des peintures sombres. Le bureau qu'occupe Bernanke, un ancien professeur de cinquante-quatre ans à la voix douce, a un haut plafond, plusieurs étagères de livres économiques et, sur le bureau, un terminal noir de Bloomberg. Sur une étagère dans un cabinet adjacent repose un minable sac de sport que Bernanke emporte, les jours calmes, à la salle de sports de la Fed où il joue au basket avec le personnel.

A Princeton, où Bernanke a enseigné, pendant des années, l'économie, il était connu pour sa nature réservée et ses étagères de recherche et de statistique relatives à la Grande Dépression. Pendant plus d'une année après qu'il a été nommé par le président George Walker Bush au poste de président de la Fed, en février 2006, il a suivi, avec dévotion, la politique de son prédécesseur, le charismatique apôtre de la dérégulation financière, Alan Greenspan, et il a adhéré aux cardinaux de la banque : le contrôle de l'inflation et le maintien du plein emploi. Mais depuis que le marché des crédits hypothécaires à haut risque (subprime) a implosé, au cours de l'été 2007, l'aggravation de la crise financière a forcé Bernanke à intervenir à Wall Street d'une manière jamais envisagée auparavant par la Fed. Il a abaissé les taux d'intérêts, établi de nouveaux programmes de prêt, étendu sa garantie pour des centaines de milliards de dollars aux firmes financières en difficulté, acheté des emprunts levés par des corporations industrielles telles que General Electric, et même garanti des actifs hypothécaires en détresse. (En mars, pour faciliter la prise de contrôle par J.P.Morgan de Bear Stearns, une banque d'investissement de Wall Street menacée de faillite, la Fed a acquis vingt-neuf milliards de dollars d'actifs hypothécaires de mauvaise qualité.) Ces interventions ne s'apparentent guère à une révolution marxiste, mais, dans les yeux de beaucoup d'économistes, y compris les supporteurs et les opposants à ces mesures, elles représentent un tournant dans l'histoire politique et économique de l'Amérique. Ben Bernanke, qui semble avoir été choisi autant pour sa prédictibilité que pour son expertise économique, est maintenant engagé dans la campagne la plus hardie de la Fed depuis sa création en 1913.

Travaillant étroitement avec Henry (Hank) Paulson, le secrétaire au Trésor, un volubile ancien banquier d'investissement, Bernanke était déterminé à laisser se débrouiller le secteur financier, aussi longtemps qu'il puisse se réparer tout seul - une politique que lui et ses collègues de la Fed apparentent à la stratégie de "finger-in-the-dike." (ne pas mettre son doigt dans l'engrenage ou plus vulgairement démerdez-vous !). Jusqu’au récent Labor Day, il croyait que cette stratégie fonctionnait bien. Les marchés de crédit demeuraient ouverts, l'économie était toujours en expansion, les prix du pétrole tombaient, et il y avait même des signes que le marché immobilier se stabilisait. " Beaucoup peut encore aller de travers, mais au moins j'entrevois un moyen de nous tirer presque intacts de cet épisode", déclarait-il à un visiteur en août.

A la mi-septembre, toutefois, le panorama était beaucoup plus sombre. Le lundi 15 septembre, Lehman Brothers, une autre banque d'investissement de Wall Street qui avait fait de mauvais paris sur les titres de subprimes, annonça sa faillite, après que Bernanke et Paulson, et des banquiers vétérans, échouèrent à la sauver ou à la vendre à une firme en meilleure santé. Durant les quarante-huit heures qui s'ensuivirent, le Dow Jones Industrial Average tomba de 400 points ; Bank of America annonça son achat de Merrill Lynch, et American International Group (AIG), la plus grande compagnie d'assurance, entama un dialogue avec la Banque fédérale de New York à propos de son éventuel sauvetage. Goldman Sachs et Morgan Stanley, les deux banques d'investissement les plus florissantes de Wall Street, étaient également en difficulté. Leurs cours chutèrent. Des rumeurs circulaient selon lesquelles elles éprouvaient des difficultés à emprunter de l'argent. "Goldman et Morgan subirent un afflux massif des épargnants pour retirer leur argent", m'a dit un vétéran de Wall Street. "Les gens commencèrent à retirer leurs titres. Les contreparties insistèrent pour qu'elles donnent davantage de collatéraux."

La Fed parla avec des patrons de Wall Street pour créer une ligne de crédit spéciale en faveur de Goldman Sachs et de Morgan Stanley, laquelle aurait donné à ces firmes un plus grand accès pour se refinancer auprès des fonds de la banque centrale. Mais Bernanke décida qu'il fallait une action plus drastique que cela. Le mercredi 17 septembre, un jour après que la Fed eut accepté d'injecter quatre-vingt cinq milliards de dollars du contribuable pour sauver A.I.G, Bernanke demanda à Paulson de l'accompagner au Capitole pour plaider en faveur d'un sauvetage entier du secteur bancaire par le Congrès. "Nous ne pouvons plus continuer comme ça", dit Bernanke à Paulson. "Parce que nous n'avons pas à la Fed les ressources nécessaires et aussi pour des raisons de légitimité démocratique, il est important que le Congrès s'implique et prenne le contrôle de la situation."

Paulson accepta. Un sauvetage était contraire au principe de laisser-faire de l'administration Bush et à ses propres convictions qu'une conduite sans scrupule ne devait pas être récompensée, mais il avait travaillé à Wall Street depuis trente-deux ans, plus récemment en tant que directeur général de Goldman Sachs, et il n'avait jamais vu une crise financière de cette magnitude. Il respectait les jugements de Bernanke et il partageait sa conviction que, dans l'urgence, le pragmatisme l'emporte sur l'idéologie. Le jour suivant, les deux hommes décidèrent qu'ils devaient aller voir le président Bush.

Le 3 octobre, le Congrès vota une loi amendée du sauvetage, conférant au secrétaire du Trésor une large autorité pour acheter aux banques jusqu'à sept cent milliards d'actifs toxiques hypothécaires, mais la panique à Wall Street continua. Entre le 6 et le 10 octobre, le Dow Jones subit sa pire semaine depuis un siècle, tombant de 18 %. Comme la panique se propageait sur les marchés internationaux, l'échec de la Fed à sauver Lehman Brothers fut unanimement condamné. Christine Lagarde, le ministre des Finances en France, la décrivit comme une "erreur horrible" qui menaçait le système financier international. Richard Portes, un économiste de la London Business School, écrivit dans le Financial Times : "La décision américaine de laisser tomber Lehman Brothers sera sévèrement critiquée par les historiens." Même Alan Blinder, un vieil ami et ancien collègue de Bernanke au département d'économie de Princeton, qui a servi comme vice-président de la Fed de 1994 à 1996, fut critique. "Peut-être y avait-il des arguments de chaque côté avant de prendre la décision", me dit-il. "Il est évident que tout s'est écroulé le jour après que Lehman a fait faillite."

La plus grave accusation pesant sur Bernanke et Paulson est que leur réponse à la crise a été ad hoc et contradictoire : ils ont sauvé Bear Stearns mais ils ont laissé tomber Lehman Brothers. Pendant des mois, ils ont nié le danger de la crise des subprimes et, soudainement, ils ont annoncé que c'était suffisamment grave pour justifier un énorme sauvetage. Ils ont dit qu'ils avaient besoin de sept cent milliards de dollars pour acheter des titres hypothécaires sinistrés et puis, en octobre, ils ont utilisé cet argent pour racheter les actions des banques. Résumant la frustration générale à l'égard de Bernanke, Dean Baker, le co-directeur du centre de recherche économique, un think tank libéral à Washington, m'a dit :" Il était en retard à chaque évènement. Il n'a pas vu venir la bulle immobilière jusqu'à ce qu'elle éclate. Jusqu'à la fin de l'été, il a minimisé tous les risques associés. En termes de politique, il n'a pas présenté une vision cohérente. A de nombreuses occasions, il a pointé une direction, s'en est détourné et il a agi différemment. Je serais surpris qu'Obama proroge son mandat en janvier 2010."

Les changements de Bernanke et de Paulson sont profondément troublants, plus particulièrement pour les millions d’Américains qui ont perdu leur emploi ou qui ont fait défaut sur leur emprunt hypothécaire. Même si depuis un an et demi, le gouvernement est confronté à une débâcle financière d’une complexité et d’une taille jamais vue auparavant. « Tout le monde savait quels étaient les enjeux et les problèmes potentiels », m’a dit John Mack, le président et directeur général de Morgan Stanley. « Personne ne connaissait leur énormité et leur impact mondial. » En répondant à la crise, Bernanke a effectivement transformé la Fed en un Atlas pour le secteur financier, donnant plus d’un trillion et demi de dollars aux banques en difficulté et aux firmes d’investissement, et en leur procurant des garanties financières pour un autre trillion et demi de dollars, la rendant à la fois le premier prêteur et le prêteur en dernier ressort (et parfois seulement) du capitalisme mondial.

« Sous la houlette de Ben, nous avons été contraints de créer un nouveau livre de règles pour la Fed », m’a dit Kevin Warsh, un gouverneur de la Fed, qui a travaillé étroitement avec Bernanke. « Les circonstances de l’année dernière nous ont obligés à nous affranchir de plus de règles que cette institution ne l’a fait au cours des soixante-dix précédentes années. » Paul Krugman, l’éditorialiste du New York Times, qui est un ancien collègue de Bernanke à Princeton, et le lauréat de cette année du prix Nobel d’économie, a dit : «Je ne pense pas qu’un autre banque centrale dans le monde en aurait fait autant pour étendre le crédit, mettant la Fed en possession d’actifs non conventionnels, etc. Maintenant, vous pourriez dire que tout cela n’est pas assez mais j’imagine qu’il s’agit davantage d’une réflexion à propos des limites de pouvoir de la Fed que de savoir si Bernanke s’est trompé. Et les choses auraient pu être beaucoup plus graves. »

Il y a six ans et demi, Bernanke était un professeur peu connu vivant à Montgomery, un hameau près de Princeton. De longues heures, un stress énorme, et les critiques constantes ont rendu sa mine pale et tiré ses traits. «Ben est une personne très décente et sincère », m’a dit Richard Fisher, le gouverneur de la Fed de Dallas. « La question est la suivante : est-ce un avantage ou un inconvénient dans ce métier ? S’il mesurait 2.04 mètres comme Paul Volcker, un ancien président de la Fed, ce serait un grand avantage. S’il était un salaud, comme Jerry Corrigan, un ancien gouverneur de la Fed de New York, qui a géré avec succès la crise financière de 1987, ce serait aussi un grand avantage. Mais vous faites avec les moyens du bord : un cerveau prodigieux, une connaissance extraordinaire des crises financières du passé, et une personnalité au-dessus de tout reproche. Vous vous entourez de bonnes personnes et vous utilisez leur expertise. »

En tant que président, Bernanke a hérité d’une bulle immobilière sans précédent et d’une frénésie d’emprunt insoutenable. L’effondrement de ces phénomènes est arrivé avec une violence et une vitesse étonnantes. Le seul exemple d’une pareille crise financière est la Grande Dépression, mais ce n’est pas une très bonne comparaison. Dans les années trente, le système financier était beaucoup moins sophistiqué et interconnecté que maintenant. En traitant de problèmes affectant de mystérieux nouveaux produits financiers, comprenant en autres les «collateralized debt obligations » (C.D.O), les «credit default swaps » (C.D.S) et les «tri-party repos », Bernanke et ses collègues ont dû se recycler en experts de transactions financières d’une complexité déroutante.

Bernanke grandit à Dillon, en Caroline du Sud, une ville agricole à la frontière de la Caroline du Nord, où, en 1941, son grand père paternel, Jonas Bernanke, un immigrant juif d’Autriche, fonda le drugstore Jay Bee, qui fut repris par son père et par son oncle. Le plus vieux de trois jumeaux, Bernanke apprit à lire à la maternelle et sauta la classe de cours préparatoire. Quand il avait onze ans, il gagna le concours d’orthographe de son État et il alla à Washington pour participer au championnat national d’orthographe. Il parvint au deuxième tour, mais trébucha sur le mot « edelweiss », une fleur alpine mise en valeur dans « Sound of Music. » Il n’avait pas vu le film, parce que Dillon n’avait pas de salle de cinéma. S’il avait épelé correctement le mot et gagné la compétition, a dit Bernanke à des amis, il serait apparu dans l’émission télévisée de « Ed Sullivan » qui était son idole.

Au collège, Bernanke se perfectionna en calcul mental, soumit onze poèmes à un concours de poésie de son État, et joua du saxophone alto à la kermesse. A l’examen d’entrée à l’université, il réalisa un score de 1590 sur 1600 au S.A.T (scholastic aptitude test), le meilleur score cette année là en Caroline du Sud, et l’Etat le récompensa par un voyage en Europe. A l’automne 1971, il entra à Harvard, où il écrivit une thèse sur les effets économiques de la politique américaine d’énergie qui remporta un prix. Après son diplôme, il s’inscrivit au M.I.T (Massachusetts Institute of Technology) dont le programme de doctorat en économie était considéré le meilleur du pays. Sa thèse était un dense traité mathématique sur les causes des fluctuations économiques. Il accepta un emploi à Stanford Graduate School of Business, où Anna Friedmann, une ancienne de Wellesley qui se maria avec lui après avoir obtenu son diplôme, avait été admise dans un master d’espagnol.

Le couple vécut en Californie du Nord pendant six ans, lorsque Princeton lui offrit, alors qu'il n'avait que trente un ans, une chaire. S'établissant à Montgomery, ils élevèrent deux enfants : Joël, qui a maintenant vingt-cinq ans et qui étudie à l'université de médecine, Alyssa, une étudiante de vingt-deux ans au collège de Saint John. En 2001, Bernanke devint l'éditeur de la revue America Economic Review et le co-auteur avec Robert Frank, de "principes d'économie", un livre universitaire de renom. Ses intérêts allaient de matières abstruses, telles que les avantages théoriques d'établir un objectif formel d'inflation, aux questions historiques, incluant les causes de la Grande Dépression. Même quand Bernanke écrivait à propos d'évènements historiques, une grande part de son érudition était pénétrée d'un langage technique abscons. "J'ai toujours pensé que Ben resterait un universitaire", m'a dit Mark Gertler, un économiste de l'université de New York qui connaît bien Bernanke depuis 1979. Mais deux évènements se produisirent.

En 1996, Bernanke devint le président du département d'économie de l'université de Princeton, un boulot administratif que nombre de professeurs considèrent sans grand intérêt. Bernanke, toutefois, embrassa cette position, y accomplissant deux mandats de trois ans. Sous sa houlette, le département lança de nouveaux programmes et embaucha des universitaires de renom, parmi lesquels Paul Krugman, que Bernanke a personnellement fréquenté. Bernanke mit fin également à une ancienne division au sein du département entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, en levant assez d'argent pour que les deux pôles puissent coexister pacifiquement, et en faisant preuve de diplomatie. "Ben est très bon pour respecter une opinion minoritaire et pour donner aux gens le sentiment qu'ils sont entendus dans le débat", dit Alan Blinder.

L'autre évènement qui changea la carrière de Bernanke, se produisit au cours de l'été 1999, au sommet de la bulle Internet, quand lui et Gertler furent invités à présenter un papier à une conférence annuelle organisée par la banque fédérale de Kansas City. Le thème de la conférence - qui se déroula à Jackson Hole dans le Wyoming - était "les nouveaux défis pour la politique monétaire". Comme maintenant, il y avait à cette époque un vigoureux débat parmi les économistes à propos des banques centrales : Devaient-elles hausser les taux d'intérêt pour contrer les bulles spéculatives ? En accroissant le coût du crédit, la Fed, du moins en théorie, peut restreindre la spéculation et prévenir une hausse excessive des actifs, comme les actions ou l'immobilier.

Bernanke et Gertler arguèrent que la Fed devait ignorer les bulles et s'en tenir à sa politique traditionnelle de contrôle de l'inflation. Si une bulle éclate, dirent-ils, la Fed pourra toujours abaisser les taux d'intérêt pour minimiser les dommages sur le reste de l'économie. Pour conforter leur thèse, ils présentèrent une série de simulations faites sur un ordinateur, qui, en apparence, montraient qu'une politique destinée à lutter contre l'inflation stabiliserait mieux l'économie qu'une politique axée sur les bulles. Leur présentation reçut un accueil mitigé. Henry Kaufman, un économiste renommé de Wall Street, dit qu'il serait irresponsable de la part de la Fed d'ignorer une spéculation rampante. Rudi Dornbusch, un professeur au M.I.T (il est mort entre temps) pointa que Bernanke et Gertler ne tenaient pas compte de ce que le crédit pouvait s'assécher après l'éclatement d'une bulle, et qu'un tel développement aurait de sérieuses conséquences sur l'économie. Mais Greenspan était plus réceptif qu'eux. "Il ne dit rien pendant la présentation", rappela Gertler, "mais quand elle fut terminée, il s'avança et dit, aussi calmement que possible, vous savez, je suis d'accord avec vous. Cela nous a transcendés."

En décembre 1996, Greenspan avertit les investisseurs qu'ils pourraient être victimes d'une "exubérance irrationnelle." Néanmoins, il avait adopté une politique de négligence bénigne envers le marché des actions, ignorant les avertissements qu'une bulle se développait dans les actions d'Internet et de technologie. Le papier de Bernanke et Gertler offrait une support théorique à la politique de Greenspan, et il connut un certain succès, une chose qu'aucun des deux auteurs n'aurait imaginée. " Ben fut surpris par l'attention du public", dit Gertler. "The Economist nous attaqua vicieusement."

En 2002, quand l'administration de Bush recherchait des candidats pour deux postes vacants de gouverneur à la Fed - il y en avait sept en tout - Glenn Hubbard, qui est le doyen de l'école de commerce à Columbia, et qui était à l'époque le conseiller économique de la Maison Blanche, proposa Bernanke. "Nous avions besoin d'un bon économiste qui comprît les marchés financiers et Ben avait l'expertise dans ce domaine", rappela Hubbard. "C'est aussi une personne extrêmement agréable. En termes de relations humaines, il est très affable, et je pensais que cela l'aiderait aussi de son côté."

Bien que la Fed soit une agence indépendante, elle est sous une surveillance parlementaire, et les présidents nomment typiquement des gens qui sont sympathiques à leur vision du monde. Hubbard ne connaissait pas les tendances politiques de Bernanke. "J'étais conscient qu'il était un économiste conservateur mais je ne savais pas s'il était républicain", dit Hubbard. Robert Frank, un économiste plutôt libéral à Cornell, et co-auteur avec Bernanke des "Principes d'économie", croyait que Bernanke était démocrate. Quand la Maison Blanche annonça qu'elle nommait Bernanke au poste de gouverneur, Frank fut choqué. "Je demandai à Ben pourquoi Bush nommait un démocrate." me dit Frank. "Il répondit, eh bien, je ne suis pas démocrate." En écrivant ensemble le livre, Frank fut impressionné par l'ouverture d'esprit de Bernanke, mais aussi par son humour moqueur et son absence d'égocentrisme. " Dans la plupart des situations, il est le gars le plus malin dans la salle, mais il n'est pas enclin à le montrer", dit Frank.

Quand Bernanke joignit la Fed, elle se battait pour réanimer l'économie après l'effondrement du Nasdaq pendant la période 2000-2001, et après les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Entre septembre 2001 et juin 2003, Greenspan et ses collègues abaissèrent le taux d'intérêt de la Fed - le taux directeur sous le contrôle de la Fed - de 3.5 % à 1%, son plus bas niveau depuis les années cinquante. Abaisser les taux d'intérêt pendant un ralentissement de l'économie est une politique standard de la Fed ; des coûts d’emprunt plus bas encouragent les ménages et les entreprises à dépenser davantage. Mais les réductions de taux de Greenspan étaient singulières par leur ampleur et par leur durée. La Fed ne changea pas de politique jusqu'à l'été 2004, et même elle le fit lentement, en augmentant le taux de la Fed par incrément d'un quart de point.

Avec un financement bon marché et rapidement disponible, une bulle immobilière se forma. Des familles achetèrent des maisons qu'elles n'auraient pas pu s’offrir avec des taux d'intérêt plus élevés ; les spéculateurs achetèrent des maisons, les ménages ayant des revenus modestes ou un crédit mauvais firent des emprunts réservés à des acheteurs marginaux, tels que les crédits subprime ou les "Alt-A" crédits (Alternative A-Paper) A Wall Street, un énorme marché se développa avec les subprimes - des titres soutenus par des flux incessants comme dans une pyramide. Les banques et d'autres prêteurs de crédit hypothécaire assouplirent leur standard de crédit, sachant que la plupart des prêts qu'elles émettaient, étaient titrisés et revendus aux investisseurs.

La politique d'argent facile de la Fed a largement contribué à la bulle du marché immobilier dont nous souffrons à présent", m'a dit Glenn Hubbard. Avant de quitter le gouvernement, en 2003, Hubbard argua, lors des réunions tenues à la Maison Blanche, que la Fed avait besoin de monter les taux d'intérêt. "C'était particulièrement frappant de la part de la Fed de maintenir une politique accommodante après les baisses de taux en 2003, qui donnèrent un autre coup d'accélérateur à l'économie", dit Hubbard. "C'était une erreur significative."

Greenspan dominait le Federal Open Market Committee (F.O.M.C), qui décrète les taux fédéraux, mais Bernanke expliqua et défendit les actions de la Fed à d'autres économistes et au public. En octobre 2002, quelques mois après sa nomination à la Fed, il délivra un discours à la National Association for Business Economics, dans lequel il dit : " Premièrement, la Fed ne peut pas identifier avec certitude les bulles dans les prix des actifs. Deuxièmement, même si elle pouvait identifier ces bulles, la politique monétaire est un instrument beaucoup trop émoussé pour jouer un rôle effectif." En d'autres termes, il est difficile de distinguer une hausse de prix d'actifs justifiée par une économie forte, d'une autre basée simplement sur la spéculation. Augmenter les taux pour crever une bulle peut entraîner une récession. Greenspan avait fait sien cet argument durant l'ère Internet et il le reprit durant la bulle immobilière. (Aussi tardivement que jusqu’en 2004, Greenspan disait qu'une bulle immobilière nationale était impensable)

Comme les prix des maisons s'envolaient, beaucoup d'Américains prirent des crédits adossés à la valeur de leur maison pour financer leur consommation. Le taux d'épargne des ménages tomba en dessous de zéro, et le déficit commercial, que les États-unis financèrent en empruntant massivement à l'étranger, se creusa davantage. Des experts avertirent que l'économie était sur un rythme insoutenable : Bernanke dénia cette assertion. Dans un discours très commenté en mars 2005, il argua que la principale source de déséquilibre dans l'économie mondiale n'était pas l'excès de consommation domestique, mais plutôt un excès d'épargne en Chine et dans d'autres pays en voie de développement où la consommation était artificiellement basse. Une politique américaine laxiste aidait à éponger un "surplus de l'épargne mondiale."

"Bernanke fournit la justification intellectuelle à l'approche non-interventionniste de la Fed à l'égard des bulles", m'a dit Stephen Roach, le président du bureau de l'Asie de Morgan Stanley, qui était parmi les économistes qui pressaient la Fed d'ajuster sa politique. "Il a joué aussi un rôle clé dans le développement de la théorie du "surplus d'épargne dans le monde", que la Fed a utilisée comme une excuse très commode pour dire que nous faisions au monde une grande faveur en maintenant notre demande. Avec le recul, nous n'avions pas un surplus d'épargne au niveau mondial, nous avions un surplus de consommation en Amérique. Dans tous les cas, Bernanke était complice des bourdes colossales commises par la Fed."

Un autre expert contestait la ligne défendue par Greenspan-Bernanke : William White, l'ancien conseiller économique de la Banque des Règlements Internationaux (B.R.I), une banque internationale basée à Bale, en Suisse, qui sert de banque centrale pour les banques centrales. En 2003, White et un collègue, Claudio Borio, participèrent à la conférence annuelle de Jackson Hole, où ils arguèrent que les décideurs de la politique monétaire devaient prendre davantage en considération les prix des actifs et l'expansion du crédit dans l'établissement des taux d'intérêt, et que si une bulle semblait se développer, ils devaient "s'opposer au vent" en augmentant les taux d'intérêt. L'audience, où figuraient Greenspan et Bernanke, réagit froidement. "Ben Bernanke croit vraiment qu'il est impossible de s'opposer au vent lorsqu'il augmente, mais qu'il est possible de nettoyer le désastre après coup", m'a dit White récemment. Ces deux approches ne sont pas prouvées.

Entre 2004 et 2007, White et ses collègues continuèrent à tirer l'alarme à propos d'une bulle immobilière mondiale, mais leurs appels furent largement ignorés aux Etats-Unis. "Dans le champ de l'économie, les académiciens américains ont une si grande réputation qu'ils balayent toute opposition qui leur est faite", m'a dit White. "Si vous ajoutez la réputation personnelle du « Maestro Greenspan », il était très difficile pour n'importe qui de venir dire que des problèmes s'accumulaient."

Après des années de théorisation de l'économie, Bernanke prit du plaisir à participer aux décisions, bien qu'il défiât rarement Greenspan. " Il ne serait pas entré dans ce club s'il n'avait pas filé doux", m'a dit Douglas Cliggott, un directeur à Dover Investment Management, un fonds commun. "Greenspan tenait fermement la barre du navire et il n'appréciait pas les gens débitant leur propre vision." En janvier 2005, Berprononça un discours à la conférence annuelle de l’American Economic Association, dans lequel il réfléchit à sa transition professionnelle : "Le plus grand inconvénient de mon travail actuel est que je doive porter un costume. Porter exprès des vêtements inconfortables est un exemple que Michael Spence, l'ancien joueur de hockey sur glace de Princeton et lauréat du prix Nobel d'économie, donne à ses élèves pour attirer leur attention. Vous devez le faire pour montrer que vous exercez sérieusement vos responsabilités au sein du gouvernement. Ma proposition pour que les gouverneurs de la Fed montrent leur attachement au service public en portant des chemises hawaïennes et des pantalons Bermuda est restée jusqu'à présent ignorée."

Un mois après, Greg Mankiw, le président du conseil économique de la Maison Blanche, annonça qu'il retournait à Harvard. Il recommanda Bernanke pour le remplacer. Al Hubbard, un homme d'affaires de l'Indiana, qui dirigeait le conseil économique du président, n'était pas convaincu que Bernanke était le bon choix. "Quand vous le rencontrez, il se montre incroyablement calme", m'a dit Hubbard. "Je voulais être sûr qu'il était quelqu'un qui ne rechignerait pas à s'engager dans des arguments économiques." Après avoir parlé avec Bernanke, Hubbard changea d'opinion. "Il a très confiance en lui-même et il n'est intimidé par personne", dit Hubbard. "Vous pouvez toujours compter sur lui pour s'exprimer et donner son opinion dans une perspective économique."

En juin 2005, Bernanke prêta serment dans l'aile Eisenhower de la Maison Blanche. L'une de ses premières tâches fut de livrer un briefing mensuel sur l'économie au président et au vice-président. Après que lui et Hobbard eurent pris place dans le bureau ovale, le président Bush remarqua que Bernanke portait des chaussettes de couleur claire sous son costume sombre. "Où avez-vous eu ces chaussettes, Ben ?" demanda-t-il. "Elles ne s'accordent pas." Bernanke ne bafouilla pas. "Je les ai achetées chez Gap : trois paires pour sept dollars", répliqua-t-il. Pendant le briefing, qui dura trois quarts d'heures, le président mentionna les chaussettes à plusieurs reprises.

Le mois suivant, l'adjoint de Hubbard, Keith Hennessey, suggéra à toute l'équipe du conseil économique de porter des chaussettes de couleur vive au briefing. Hubbard accepta d'appeler le vice-président Cheney et il lui demanda de porter des chaussettes de couleur vive. "Aussi, un peu plus tard, nous sommes tous allés dans le bureau ovale, et nous avons tous montré nos chaussettes de couleur vive", rappelle Hubbard. "Le président nous a regardés et il a vu que nous portions tous des chaussettes de couleur vive, et il a dit sur un ton badin, "Oh, c'est très, très marrant." Il s'est tourné vers le vice-président et dit, "monsieur le vice-président, que pensez-vous de ces gars avec leurs chaussettes de couleur vive ? C'est alors que le vice-président a montré qu'il portait aussi ces chaussettes. Le président s'est arrêté de parler."

En tant que président du conseil économique, Bernanke devait être également le porte-parole de la Maison Blanche sur les questions économiques. En août 2005, après avoir briefé le président Bush à son ranch de Crawford au Texas, il rencontra les journalistes accrédités à la Maison Blanche. "Est-ce que la bulle immobilière a été évoquée lors de votre entretien ?" demanda un reporter. "Est-ce que cela vous concerne ?"

Bernanke affirma qu'il en avait parlé. Il leur dit : "Je pense qu'il est important de souligner que les prix de l'immobilier sont supportés dans une large mesure par des fondamentaux extrêmement forts… Nous avons un plein emploi, de hauts salaires, de très bas taux de crédit hypothécaires, une population croissante, et un manque de terrain et de maisons dans beaucoup de régions. Et ces facteurs de demande et d'offre sont la raison principale pour laquelle les prix des maisons ont augmenté si fortement."

A cette époque, les plans ambitieux du président de privatisation partielle de la sécurité sociale avaient été contrecarrés par l'opposition au Congrès, et ses plans de simplification du système fiscal apparurent devoir connaître un destin similaire. Néanmoins, l'équipe du conseil économique de la Maison Blanche recherchait des alternatives libérales et Bernanke était heureux d'apporter sa contribution. Durant le vol entre Crawford et Washington, D.C, lui et Hennessey discutèrent de la possibilité de remplacer les aides fiscales aux plans d'assurance maladie par un crédit d'impôt ou par une déduction aux familles qui pourraient utiliser cet argent pour assurer leur propre couverture. A Washington, ils continuèrent à développer cette idée, qui s'avéra populaire parmi les conservateurs, quoique certains experts dirent que cela conduirait à un chute dramatique dans les plans de santé financés par les employeurs. "C'est ce que nous avions proposé, et c'est ce que John McCain a proposé aux électeurs", dit Al Hubbard. " Si nous laissons les soins de santé au secteur privé, c'est ce qui va éventuellement arriver un jour. Ben et Keith sont les gars qui ont lancé cette idée."

Dès que Bernanke alla travailler pour Bush, il fut perçu comme un successeur probable de Greenspan qui devait se retirer en janvier 2006. Un peu avant Labor Day, à la demande de Bush, Al Hubbard et Liza Wright, le directeur du personnel de la Maison Blanche, établirent une liste de dix candidats pour le poste de président de la Fed. Ils interviewèrent plusieurs d'entre eux. Le comité de sélection se prononça en faveur de Bernanke. "Un important aspect du boulot de la Fed est d'amener les gens dans votre direction, au F.O.M.C, et ailleurs", m'a dit Hubbard. "Il avait la personnalité pour le faire. De plus, Ben est un grand penseur. Nous étions impressionnés par ses théories du monde et par sa manière de penser. Il est un fervent avocat des marchés."

Quelques reporters de la presse ont suggéré que la controverse relative à la nomination ratée de Harriet Miers à la Cour Suprême, a accru les chances de Bernanke. L'administration était sous pression pour nommer une figure non partisane à la Fed. "Cela ne fut jamais discuté", insista Hubbard. "Nous n'avions jamais pris en considération le cas de Harriet Miers. Il n'y avait pas de choix politique dans la sélection." Le 24 octobre 2005, le président Bush nomma Bernanke en tant que quatorzième président de la Fed, en disant, "il commande le profond respect de la communauté financière internationale." Après avoir remercié le président, Bernanke dit que si le Sénat confirmait sa candidature, sa priorité serait de "maintenir la politique menée pendant des années par Greenspan."

Pendant plus d'une année, Bernanke tint sa parole. Au cours de la première moitié de l'année 2006, le F.O.M.C augmenta les taux d'intérêt par incrément d'un quarts de point jusqu'à 5.25 %, et il maintint ce taux le reste de l'année. Mais l'argent à bon marché était une part seulement de l'héritage de Greenspan. Il s'était aussi fait l'apôtre de la dérégulation financière, résistant aux appels pour un contrôle plus ferme du gouvernement à l'égard des nouveaux produits financiers, tels que les dérivés hors cote, et il avait applaudi la croissance des subprimes. "Autrefois, les demandeurs non solvables se voyaient refuser une demande de crédit. Maintenant, les prêteurs sont capables de juger efficacement le risque posé par un demandeur et de fixer un taux d'intérêt reflétant le risque encouru", dit Greenspan dans un discours de 2005.

Bernanke ne s'était pas prononcé à propos de la régulation avant d'être nommé à la tête de la Fed. Dès qu'il fut nommé à ce poste, il adhéra, sans restriction, à l'approche du "laisser-faire" de Greenspan. En mai 2006, il rejeta les appels pour une régulation des hedge funds, en disant qu'un tel mouvement "étoufferait l'innovation." Le mois suivant, dans un discours sur la supervision des banques, il exprima son accord avec l’idée de laisser les banques, plutôt que l'administration, déterminer combien de risques elles pouvaient prendre. Il démontra, par des modèles mathématiques compliqués qu'il avait élaborés, la politique mise en place depuis des années par son prédécesseur. "L'application de ce plan a déjà permis à de grandes banques d'améliorer leurs systèmes pour identifier, mesurer et gérer leurs risques", dit Bernanke.

Il est maintenant évident que ce système d'autorégulation a échoué. En étendant les crédits hypothécaires à des emprunteurs non qualifiés et en accumulant de grands stocks de subprimes, les banques et les institutions financières prirent d'énormes risques, sans même le réaliser. Leurs modèles mathématiques échouèrent à les avertir de périls potentiels. Les régulateurs, incluant les présidents successifs de la Fed, échouèrent également. " C'était la faute de Greenspan mais Bernanke partageait clairement avec lui l'idéologie d'une approche non interventionniste", m'a dit Stephen Roach, du bureau de l'Asie de Morgan Stanley. "Avec le recul, il est scandaleux que la Fed ne se soit pas préoccupée de réguler, ou qu'elle n'ait pas montré le moindre intérêt à le faire."

Bernanke était davantage concerné par l'inflation et le chômage, les objectifs traditionnels de la Fed, que par la croissance des subprimes. "L'économie américaine est dans une transition. Après l'expansion forte que nous avons connue au cours des années précédentes, elle s'oriente vers un rythme plus soutenable", dit-il à la commission des finances du sénat en février 2007. Déjà à cette époque, les prix de l'immobilier dans beaucoup d'endroits du pays avaient commencé à baisser. Au moins deux éminents économistes, Nouriel Roubini, de l'université de New York, et Joseph Stiglitz de Columbia, avaient averti qu'une chute nationale de l'immobilier pouvait déclencher une récession, mais Bernanke et ses collègues pensaient que cela n'était pas probable. "Vous pouvez penser au Texas dans les années quatre-vingt, quand les prix du pétrole sont tombés, ou à la Californie dans les années quatre-vingt dix, quand les dividendes de la paix touchèrent l'industrie de l'armement, mais il ne s'agissait que de choses régionales", m'a raconté un décideur de la Fed. "Un déclin national des prix de l'immobilier n'était pas arrivé depuis les années trente."

Le 28 février 2007, Bernanke dit à la commission bancaire de la Chambre des Représentants qu'il n'envisageait pas une baisse de l'immobilier "comme une grande inquiétude à avoir ou un facteur majeur dans l'estimation de l'état de l'économie." Il maintint un ton optimiste au cours des mois suivants, durant lesquels deux larges prêteurs de subprimes, New Century Financial Corp et American Home Mortgage, annoncèrent leur faillite. Les dommages s'étendirent aux firmes de Wall Street qui avaient investi dans les titres des subprimes. Le 3 août, le jour après que American Home Mortgage annonça qu'il cessait son activité, le Dow Jones tomba de trois cent points. Jim Cramer, de CNBC, dans une harangue de quatre minutes passée sur YouTube, accusa la Fed d'être "endormie."

"Bernanke est un universitaire", hurla Cramer. "Il n'a aucune idée du désastre ici ! Mes gens sont dans le jeu depuis vingt-cinq ans et ils sont en train de perdre leur boulot. Les firmes sont en train d'arrêter leurs activités. Il est siphonné ! Nous sommes siphonnés ! Ils ne connaissent rien !"

Quatre jours plus tard, le F.O.M.C se réunit mais laissa inchangé le taux d'intérêt. Dans un communiqué, le comité reconnut la "correction" de l'immobilier mais dit que sa "préoccupation majeure demeurait le risque que l'inflation ressurgisse." En regardant en arrière cette période, Bernanke m'a dit : "J'étais avec d'autres dans l'erreur en affirmant que la crise des subprimes serait contenue." La causalité entre les problèmes de l'immobilier et le système financier dans son ensemble était très complexe et difficile à prédire." Relative aux quatorze trillions de dollars de dettes hypothécaires aux États-unis, les deux trillions de dollars des subprimes paraissent triviales. De plus, la Fed estime que le total des pertes probables sur les subprimes est l'équivalent du volume sur une journée des transactions sur le marché des actions, à peine assez pour déclencher une conflagration financière.

L'un des avantages supposés de titriser les crédits hypothécaires était qu'il permette de transférer le risque encouru par les banques aux investisseurs. Toutefois, comme le marché des actions immobilières se détériorait, beaucoup de banques finirent par accumuler un grand éventail de ces actifs, certains d'entre eux furent mis hors bilan par les banques dans des véhicules appelés conduits. " Nous savions que les banques créaient ces conduits", m'a dit Don Kohn, le vice-président de la Fed. " Je ne pense pas que nous aurions pu reconnaître leur étendue quand la confiance dans ces sous-titres commença à s'éroder avec la crise des subprimes."

Le 9 août 2007, la crise s’accentua d'une manière significative après que BNP Paribas, une banque majeure en France, suspendit temporairement les retraits de trois de ses fonds d'investissement qui détenaient des subprimes, invoquant une "évaporation complète de liquidité dans certains segments du marché américain." En d'autres termes, le trading dans les subprimes avait cessé, laissant beaucoup d'institutions financières à court de liquidité et se retrouvant avec des actifs qui ne trouvaient plus d'acheteurs. Les actions chutèrent lourdement des deux côtés de l'Atlantique. Le jour suivant, Bernanke tint une conférence avec les membres du F.O.M.C, durant laquelle ils parlèrent de réduire le taux d'intérêt auquel la Fed prête aux banques commerciales : le taux d'escompte. Depuis la fondation de la Fed, il existe une fenêtre de décote qui permet aux banques commerciales d'emprunter autant qu'elles le désirent. La plupart des banques ont cessé d'utiliser cette fenêtre, parce qu'elles peuvent trouver de l'argent moins cher de la part des investisseurs et d'autres banques.

La Fed décida de conserver le taux d'escompte à 6.25 % mais elle publia un communiqué rappelant aux banques que le taux d'escompte était ouvert si elles avaient besoin d'argent. Sept jours plus tard, après plusieurs variations des marchés, la Fed décida de réduire le taux d'escompte d'un demi point, à 5.75 %. Elle déclara qu'elle était "préparée à agir si nécessaire pour atténuer les effets défavorables sur l'économie en provenance des disruptions des marchés financiers."

Bernanke réalisa, à ce moment là, que la crise des subprimes était une grave menace pour les plus grandes institutions financières et que la politique de l'ère Greenspan était insuffisante pour la contenir. Dans la troisième semaine d'août, il effectua sa seconde visite en tant que président de la Fed à Jackson Hole. Il fut invité par des collègues plus anciens que lui à une séance de brainstorming. "Que se passe-t-il et que devons nous faire ?" demanda-t-il. "De quels instruments disposons-nous et quels instruments devons-nous utiliser ?"

Les participants à la réunion incluaient Don Kohn, Kevin Warsh, Brian Madigan, Tim Geithner, le chef de la banque fédérale à New York, et Bill Dudley. Ces hommes s'accordèrent à dire que le système financier faisait face à une "crise de liquidité." Les banques, inquiètes de prêter de l'argent à des institutions financières qui pourraient avoir elles-mêmes des problèmes, étaient en train de thésauriser leur capital. Si la situation persistait, les entreprises et les ménages ne pourraient plus obtenir les prêts dont ils avaient besoin pour maintenir l'économie à flot.

Bernanke et ses collègues établirent une approche double de la crise. (Geithner plus tard la surnomma la "doctrine Bernanke") Premièrement, pour prévenir un effondrement de l'économie, la Fed abaisserait modestement les taux d'intérêt : d'un demi point en septembre, et d'un quart de point en octobre, à 4.5 %. C’était une procédure standard de la Fed d'écrêter les taux pour prévenir un déclin de l'économie, mais elle ne s'attaquait pas directement à la crise de confiance affectant le système financier. Si les banques n'étendaient pas leur crédit à d'autres, la Fed devait agir comme "prêteur en dernier ressort", un rôle qui est autorisé par le Federal Reserve Act de 1913. Toutefois, avec le taux d'escompte, son instrument principal pour fournir des liquidités aux banques, cela signifiait, outre de faire payer un taux d'intérêt plus élevé, d'attirer l'attention des concurrents sur les banques éprouvant des difficultés à lever de l'argent. De plus, beaucoup de banques qui avaient acheté des subprimes, et qui avaient besoin d’emprunter des dollars, n'étaient pas domiciliées aux États-unis.

Kohn proposa sa solution. Avant le basculement du millénaire, il rappela que les inquiétudes relatives à une massive défaillance des ordinateurs avaient incité beaucoup d'institutions financières à thésauriser dans l'éventualité d'une crise. De son côté, il avait développé plusieurs idées, incluant la vente aux enchères d'obligations par la Fed et l'établissement d'échanges d'argent avec les banques centrales de l'étranger, afin de permettre aux banques étrangères qui seraient dépourvues de liquidité, de prêter des dollars. Y2K se déroula sans incident et aucune de ses idées ne fut testée. Kohn suggéra que la Fed les revisite maintenant.

Les approches d'un scénario comparable à Y2K devinrent la seconde partie de la doctrine de Bernanke, son composant le plus radical. Sur une période de quinze mois, commençant en août 2007, la Fed, à travers des programmes variés connus sous leurs initiales tels que T.A.F, T.S.L.F et P.D.C.F, prêta plus d'un trillion de dollars à des douzaines d'institutions. Un programme, T.A.F, permit aux banques et aux firmes d'investissement de concourir aux enchères pour des montants fixes d'argent alloués par la Fed, tandis que T.S.L.F autorisa les firmes à échanger leurs subprimes contre des bons du Trésor. Les programmes, qui reçurent peu d'attention du public, étaient supposés temporaires. Ils se sont beaucoup développés et ils demeurent intacts. "C'est un changement total des outils de liquidité, il est approprié aux nouveaux besoins, compte tenu de la panique sur les marchés financiers", dit Kevin Warsh, un gouverneur de la Fed. "Nous avons substitué nos comptes à ceux des institutions financières, petites et grandes, en bonne ou mauvaise santé, pour le moment. Sans ces facilités de crédit, cela aurait été pire. Nous avons un tas de banques qui ont besoin de notre aide pour s'en sortir, et nous aurions manqué d'acheteurs avant de manquer de vendeurs."

Richard Fisher, le président de la Fed de Dallas, m'a dit que le programme de prêt resterait l'œuvre majeure de Bernanke. Il aimait ce que la Fed avait accompli pour remplacer un système d'arrosage cassé. "Si les tuyaux sont bloqués, les têtes d'arrosage ne reçoivent plus d'eau et la pelouse devient marron avant de mourir", dit-il. " Dans cette hypothèse, le système de pompage est cassé ou il est tout simplement obstrué. Juste tourner le robinet du taux d'intérêt s'est avéré insuffisant pour relever les défis que la Fed a dû affronter."

Bien que beaucoup de gens à la Fed aient travaillé sur des programmes de prêt, Bernanke a donné l'impulsion à leur développement. Un de ses premiers actes en prenant ses fonctions fut d'établir un groupe de travail sur la stabilité du système financier. Il amena à faire travailler ensemble des économistes, des spécialistes financiers, des superviseurs de banques et des avocats de différents départements de la Fed pour imaginer des solutions aux problèmes potentiels. Alors que la crise des subprimes s'amplifiait, Bernanke rencontra souvent ce groupe de travail pour discuter des réponses que la Fed pouvait apporter, notamment, comment elle pouvait étendre le champ de ses activités, comment elle pouvait exploiter d'obscures lois des années trente. "Ben est très bon pour prendre des décisions ; il n'a pas besoin d'attendre un papier académique impeccable avant d'agir", dit Geithner, qui, la semaine dernière, a été promu secrétaire au Trésor par le président élu Barack Obama. "Nous avons fait des choses incroyables et controversées dans un temps très court, et c'est parce qu'il voulait agir vite, avec force et créativité."

En dépit de ces coupes dans les taux d'intérêt et des programmes de prêt, les mois passèrent sans de discernables améliorations sur les marchés de crédit. Durant l'été et l'automne 2007, la baisse des prix de l'immobilier s'est accélérée et le nombre de ménages ne pouvant plus honorer leur emprunt a augmenté. En octobre, lors d'une réunion à Washington des gouverneurs de banques centrales avec des banquiers et des économistes, Allen Sinai, un économiste de Decision Economics Inc, a demandé à Bernanke comment il envisageait qu'une banque centrale gère les risques posés par une bulle immobilière. Selon Sinai, Bernanke a répondu qu'il n'y avait pas de moyen de connaître s'il y avait une bulle immobilière. "J'ai réalisé à ce moment là qu'il ne comprenait pas l'ampleur du problème", m'a dit Sinai.

Aux réunions du F.M.O.C, des membres ont comparé la débâcle des subprimes à la crise financière de 1998, quand la Fed organisa une consortium des firmes de Wall Street pour prévenir la faillite du géant hedge fund Long Term Capital Management. Les marchés avaient été ébranlés pendant deux mois avant de rebondir fortement. L'économie, dans son ensemble, ne fut pas affectée. " En septembre, cela semblait toujours aller", m'a dit Frederic Mishkin, un professeur de Columbia qui est un ami proche de Bernanke, et qui a servi comme gouverneur de la Fed entre septembre 2006 jusqu'à août 2008. "Je pensais que ce serait pire qu'en 1998, mais pas catastrophique. Je pensais que l'on pourrait s'en sortir en quelques mois."

A la fin de l'année 2007, toutefois, Bernanke commença à accepter les critiques à l'encontre de la Fed selon lesquelles il fallait baisser rapidement les taux d'intérêt. Le 4 janvier 2008, le Département du Travail annonça que le taux de chômage était passé de 4.7 à 5 %. La nouvelle incita des économistes à dire que les Etats-Unis étaient au bord de la récession. De plus en plus de banques commerciales et d'investissement, notamment Citigroup, UBS et Morgan Stanley, annoncèrent de grosses pertes. Cette détérioration alarma Bernanke à cause de ses sous-entendus historiques.

Dans un article que Bernanke publia en 1983, il montrait comment l'échec de la Fed, dans les années trente, à empêcher les banques de faire faillite fut la cause principale de l'ampleur et de la sévérité de la Grande Dépression. Cette explication confortait une théorie proposée en 1963 par les économistes Milton Friedman et Anna Schwartz. En novembre 2002, juste avant de rejoindre la Fed, Bernanke apparut à une conférence en l'honneur des quatre-vingt dix ans de Friedman. Il s'excusa pour la politique menée par la Fed pendant la Grande Dépression : "Je voudrais dire à Milton et à Anna, concernant la Grande Dépression, que vous avez raison, et que nous avions tort", dit-il. "Nous en sommes très peinés. Mais grâce à vous, nous ne commettrons plus cette erreur."

Le 21 janvier 2008, les marchés mondiaux chutèrent. [Confer l'affaire Kerviel] Les marchés américains étaient fermés pour Martin Luther King Day, mais à six heures du soir, Bernanke ouvrit une réunion du F.O.M.C qui vota une baisse de trois quarts de point du taux directeur à 3.5 %. C'était la première fois depuis septembre 2001 qu'une intervention se produisait en dehors des réunions programmées, et c'était aussi la plus forte réduction de taux.

Quand le comité se réunit le 29 janvier, il abaissa d'un autre demi point le taux d'intérêt à 3 %. En l'espace d'un mois et demi, la Fed était passée d'une politique équilibrée entre la lutte contre l'inflation et le plein emploi à une politique visant explicitement à empêcher une récession. Pour les gens de la Fed, qui sont habitués à prendre des décisions à un train de sénateur, le changement était brutal. "Bouger aussi loin et aussi vite était du jamais vu", dit Frederic Mishkin, le professeur de Columbia. " Dans notre contexte, c'est remarquable que nous ayons agi aussi rapidement." Des économistes s'inquiétant de l'inflation furent choqués par les baisses de taux. "Ils sont en train de faire les mêmes bêtises que dans les années soixante-dix", raconta au New York Times Allan Metzer, un économiste de Carnegie Mellon qui a écrit une histoire de la Fed. "Ils étaient toujours en train de dire alors que nous ne laisserions pas filer l'inflation, que nous la combattrions une fois que l'économie redémarrerait, mais ils ne l'ont jamais fait."

Bernanke était blessé par les attaques contre sa politique, et plus particulièrement celles émanant d'académiciens dont il révère le travail. S'il avait bougé lentement, les gens de Wall Street l'auraient accusé de timidité. S'il avait fait baisser trop fort les taux d'intérêt, les économistes l'auraient accusé d'être trop accommodant avec l'inflation.

Alors que la crise financière s'aggravait, Bernanke travailla plus étroitement avec Paulson, qui, après être devenu secrétaire au Trésor, en juin 2006, a établi une large autonomie de son département par rapport à l'administration de Bush. Ces deux hommes paraissaient n'avoir pas grand-chose en commun. Bernanke était érudit et réservé ; Paulson, un diplômé en littérature qui joua comme attaquant dans l'équipe de football américain de Darmouth dans les années soixante-dix, où il était surnommé le marteau, était d'un tempérament communicatif. Tous les deux, toutefois, sont des politiciens modérés qui aiment le baseball. Sur le bureau de Paulson, un fan de Cubs, repose une copie de "Abstraction historique du baseball" de Bill James. Elle lui a été offerte par Bernanke, un ancien fan des Red Sox, qui est devenu depuis son installation à Washington, un fan des Washington Nationals.

Paulson et Bernanke se rencontraient une fois par semaine pour un petit déjeuner et ils se voyaient souvent lors de réunions à la Maison Blanche. Paulson sollicitait fréquemment le conseil de Bernanke. "Je suis impressionné par son pragmatisme et sa curiosité intellectuelle", m'a dit Paulson en septembre. "Il est prêt à considérer toutes les idées, conventionnelles ou non, et il n'accepte pas facilement les choses que lui soumettent les bureaucrates."

Au début de mars 2008, le titre de Bear Stearns, une banque d'investissement et qui est un important émetteur de subprimes, chuta en raison de rumeurs disant que la firme éprouvait des difficultés à trouver de l'argent sur les marchés overnight, desquels, comme toutes les firmes de Wall Street, il dépendait pour financer ses énormes positions de trading. Beaucoup de clients commencèrent à retirer leur argent de la banque et beaucoup de ses créditeurs demandèrent davantage de collatéraux pour leurs prêts. En traitant ces requêtes, Bear fut forcée de tirer sur ses liquidités. Dans l'après-midi du jeudi 13 mars, elle avait tout juste deux milliards de dollars, pas assez pour honorer ses obligations du vendredi matin.

La doctrine Bernanke n'avait pas été conçue pour faire face à une telle situation. Quand Bernanke et Tim Geithner apprirent la mauvaise passe de Bear Stearns, ils croyaient que la banque pouvait faire faillite. Depuis des décennies, la Fed avait résisté à prêter à des firmes de Wall Street de crainte que cela n'encourage ces dernières à prendre des risques excessifs - une inquiétude que les économistes appellent "hasard moral". (Le taux d'escompte est réservé aux banques commerciales). Bear Stearns n'était pas l'une des plus grandes firmes de Wall Street, et sa perte ne paraissait pas devoir entraîner un effet domino. Dans le jargon des banques centrales, la banque ne présentait pas un "risque systémique."

Dans la soirée du jeudi, après que des responsables de la Fed de New York et de la S.E.C se furent rendus dans les bureaux de Bear Stearns pour examiner ses comptes, leur évaluation du risque avait changé. La compagnie était un participant majeur dans les "rachats" ou "repo", peu connus mais très importants du marché dans lequel les banques s'approvisionnent en liquidité sur un très court terme auprès des mutual funds, des hedge funds, des compagnies d'assurance et des banques centrales. Chaque nuit, environ 2.5 trillions de dollars circulent dans le marché repo. La plupart des contrats repo se dénouent dans la journée, et le prêteur peut, à tout moment, reprendre son collatéral et demander le cash. C'est précisément ce que beaucoup de prêteurs de Bear Stearns faisaient. Sa faillite aurait entraîné un raz-de-marée analogue à celui des dépositaires auprès de Bailey Bros. Building & Loan dans le film "It's a Wonderful Life" de Frank Capra.

Bear Stearns était aussi un grand négociant de credit default swaps (C.D.S), qui sont des contrats d'assurance sur les obligations. Moyennant une prime d'assurance, le vendeur d'un swap assure la couverture totale de l'obligation en question dans le cas d'un défaut de l'emprunteur. Bear Stearns, à elle seule, avait plus de cinq mille institutions avec qui elle échangeait des C.D.S. Si la banque faisait faillite avant l'ouverture du marché le vendredi, l'effet sur les repo et sur les marchés de swaps aurait été chaotique.

A deux heures du matin, Geithner appela Don Kohn et lui dit qu'il n'était pas certain que les retombées d'une faillite de Bear Stearns puissent être contenues. A quatre heures du matin, Geithner parla avec Bernanke, qui accepta que la Fed intervienne. La banque centrale décida de prolonger de vingt-huit jours la période d'un prêt consenti via J.P.Morgan, la banque de clearing, à qui Bear Stearns devait cet argent. En accordant un délai au prêt, Bernanke se basait sur l'article 13 (3) du Federal Reserve Act de 1932, qui autorisait la Fed à étendre son crédit aux institutions financières, autres que les banques, dans des circonstances extraordinaires.

La nouvelle d'un prêt de la Fed parvint à Bear Sterns pendant la session du vendredi mais Bernanke et Paulson étaient impatients de trouver une solution permanente avant l'ouverture des marchés asiatiques dans la nuit du dimanche. Après un week-end de tortueuses négociations, J.P.Morgan accepta de racheter Bear Stearns pour un prix au rabais de deux dollars par action, mais seulement après que la Fed eut accepté de prendre à son compte les vingt-neuf milliards de dollars de subprimes du portefeuille de Bear Stearns. "Plus nous nous impliquions dans cette affaire, plus nous nous disions "Oh mon Dieu ! Nous devons absolument régler ce problème", se rappelle un dirigeant de la Fed. "Le problème n'était pas seulement la taille de Bear Stearns, c'était le fait que certains de ses créditeurs se seraient retrouvés sur la paille. Le problème était qu'elle était trop interconnectée pour la laisser choir."

Dans le marché repo, par exemple, Bear Stearns avait emprunté massivement auprès des mutual funds. "Si Bear avait fait faillite", poursuivit le cadre de la Fed, "les mutual funds, au lieu de récupérer leur argent le lundi, se seraient retrouvés avec toutes sortes de collatéraux illiquides, incluant les C.D.O (collaterized debt obligations) et Dieu sait quoi d'autre. Cela aurait entraîné une panique générale du marché, qui, à son tour, aurait rendu impossible pour les autres firmes d'investissement de se refinancer."

Le jour où la Fed annonça le sauvetage de Bear Stearns, elle abaissa également d'un quart de point son taux d'escompte. Elle précisa qu'il serait ouvert à vingt firmes de Wall Street, un pas sans précédent. Les officiels de la Fed pensaient qu'ils n'avaient pas d'autre choix que d'aider les banques d'investissement à emprunter auprès de la Fed selon les mêmes conditions que les banques commerciales, même si cela devait encourager le hasard moral. "Nous pensions que même si nous réussissions à trouver une solution pour sauver Bear, ce qui se produisait sur les marchés de crédit, avait trop d'ampleur," rappela un officiel de la Fed. " Nous n'allions pas contenir les dégâts simplement en sauvant Bear Stearns de la faillite."

Il y a maintenant un consensus pour estimer que Bernanke et ses collègues ont pris la bonne décision à propos de Bear Stearns. S'ils avaient laissé tomber la firme, la panique financière qui s'est développée cet automne aurait certainement commencé six mois plutôt. A la place, les marchés se stabilisèrent quelques temps. "Je pense que nous avions pris la bonne décision pour préserver la stabilité financière", dit Bernanke. "C'est notre boulot. Oui, cela suscite le hasard moral, mais la bonne réponse à cette inquiétude est de ne pas laisser tomber les institutions et d'éviter une débâcle financière. Quand l'économie sera repartie ou qu'elle sera sur le chemin de la convalescence, il sera temps de se dire comment nous pouvons réparer le système afin que cela ne se reproduise plus. Vous devez d'abord éteindre le feu et ce n'est qu'ensuite qu’il faut s'inquiéter de la façon dont on peut le prévenir."

Néanmoins, après que le sauvetage de Bear Stearns par J.P.Morgan fut annoncé, Bernanke fut attaqué par les médias, par les économistes conservateurs, et même par d'anciens cadres de la Fed. Dans un éditorial "Les Crédules de la Fed", le Wall Street Journal déclara que James Dimon, le président et directeur-général de J.P.Morgan Chase avait roulé la Fed et le Trésor. Au début d'avril, Paul Volcker, qui présida la Fed de 1979 à 1987, dit au Economic Club of New York, "des pouvoirs hâtifs ont été exercés d'une manière qui n'est ni naturelle ni confortable pour une banque centrale." Le boulot de la Fed est d'agir comme "un gardien de la monnaie nationale", ajouta Volcker, et non pas de prendre "beaucoup de milliards d'actifs douteux sur ses comptes."

Certaines de ces critiques ne sont pas justes. Les actionnaires de Bear Stearns ont pratiquement tout perdu dans ce marché. James Cayne, le président de la banque, a perdu presque un milliard de dollars. Des officiels de la Fed n'étaient pas à l'aise d'acquérir le portefeuille de titres toxiques de Bear Stearns. Bernanke fut si troublé par le discours de Volcker qu'il l'appela pour l'assurer que l'action de la Fed avait été une réponse improvisée à une crise plutôt qu'un modèle pour de futures actions.

En fait, il devint rapidement clair qu'un précédent important venait d'être instauré : la doctrine de Bernanke incluait maintenant la prévention d'une faillite d'une institution financière majeure. Depuis l'effondrement du marché des subprimes à Wall Street, durant l'été 2007, la tritisation des prêts hypothécaires a été laissée à la charge de deux compagnies qui opérent sous l'égide de l'Etat pour encourager l'accession à la propriété : Federal National Mortgage Association (Fannie Mae) et Federal Home Loan Mortgage Corporation (Freddie Mac) Comme les firmes de Wall Street, Fannie et Freddie avaient essuyé de grosses pertes sur leur portefeuille. Beaucoup d'analystes de Wall Street pensaient que ces deux compagnies étaient au bord de la faillite ; une situation alarmante pour le gouvernement américain. Pour financer leurs achats de prêts hypothécaires et d'obligations hypothécaires, Fannie Mae et Freddie Mac avaient accumulé une dette de 5.2 trillions de dollars. Bien qu'elles fussent techniquement des sociétés privées, leur dette était négociée comme si elle avait la garantie du gouvernement américain. Si ces compagnies avaient fait défaut, le crédit du gouvernement aurait été mis en question.

Le samedi 13 juillet, Paulson dit à des reporters devant le Département du Trésor qu'il allait demander au Congrès l'autorisation d'investir un montant non spécifié de l'argent du contribuable dans Fannie et Freddie. Les officiels de la Fed annoncèrent qu'en attendant que le Congrès acquiesce à la demande de Paulson, la banque centrale s'assurerait que ces compagnies aient suffisamment de liquidité en leur prêtant de l'argent via le taux d'escompte. "Nous avions reconnu le risque systémique ici", dit un responsable de la Fed. "Paulson avait un plan pour gérer ce risque et le système demandait que quelqu'un soit là pendant que le plan était négocié. Nous avions fait l'appoint pendant la négociation au Congrès."

Le plan de sauvetage de Freddie et Fannie ne fut pas mieux accueilli que celui de Bear Stearns. " Quand j'ai ouvert mes journaux hier matin, j'ai pensé que je me réveillais en France", dit le sénateur Jim Bunning, un républicain du Kentucky. "Mais non, il était évident que le socialisme était en Amérique." Deux économistes démocrates éminents, Lawrence Summers, l'ancien secrétaire du Trésor, et Joseph Stigliz pointèrent que les dirigeants grassement payés de ces deux compagnies d'assurance avaient été laissés en place, avec peu de restrictions sur leur manière de servir. David Walker, l'ancien directeur du Government Accountability Office, dit que le sauvetage était un mauvais arrangement pour le contribuable.

Bernanke ne pouvait le dire publiquement, mais il était d'accord avec ces critiques. Pendant des années, la Fed avait dénoncé le fait que Fannie et Freddie tuaient la concurrence et se livraient à des pratiques risquées. Bernanke aurait aimé combiner un plan de sauvetage avec une réforme en profondeur, mais il réalisa qu'un chambardement de ces deux compagnies n'était pas politiquement envisageable. En dépit de leurs problèmes financiers, Fannie et Freddie avaient encore des alliés puissants au Congrès, et Bernanke était déterminé à ce que le plan fût approuvé dans les meilleurs délais, dans le but de restaurer la confiance des marchés.

Le 21 août, Bernanke partit pour la conférence annuelle de Jackson Hole qui devait être consacrée au "credit crunch." Au cours des trois journées de débat, un intervenant après l'autre contesta la réponse de la Fed et, implicitement, l’attitude de Bernanke. Allan Meltzer, de Carnegie Mellon, se plaignit que la Fed avait adopté une approche ad hoc en sauvant les firmes en déroute. Franklin Allen, un professeur de la Wharton School, dit que les banques et les firmes d'investissement pouvaient utiliser les facilités d'emprunt auprès de la Fed comme un moyen pour masquer l'état de leurs finances. Willem Buiter, de la London School of Economics, accusa la Fed de faire le boulot à la place de l'industrie financière, en disant que la banque centrale avait "internalisé les peurs, les croyances et la vision du monde de Wall Street" et qu'elle était tombée victime "d'une capture régulatrice cognitive."

Alan Blinder, un ami de Bernanke et ancien collègue de Princeton, le défendit, en arguant que la Fed avait réussi à s'adapter aux circonstances. Martin Feldstein, un économiste de Harvard, dit que la Fed avait "répondu de manière appropriée cette année là." Mais Feldstein ajouta que la crise financière s'aggravait avec la chute des prix de l'immobilier et la hausse du nombre de propriétaires faisant défaut sur leur emprunt. Peut être que le commentaire le plus suggestif fut celui de Yutaka Yamaguchi, un ancien gouverneur de la banque du Japon, qui, durant les années quatre-vingt dix, géra la réponse du Japon après l'éclatement de la bulle. La banque du Japon avait commencé à baisser les taux d'intérêt en juillet 1991, rappela Yamaguchi, mais le système financier ne se stabilisa pas tant que le gouvernement du Japon ne vint pas en aide à un nombre substantiel de banques, un programme qui dura presque une décennie. La leçon principale de l'expérience japonaise, dit-il, était le besoin d’une rapide et massive recapitalisation du système financier en utilisant l'argent public.

Pendant la discussion, Bernanke écouta tranquillement. Il paraissait épuisé, et durant une présentation il parut s'endormir. Dans son discours, il défendit l'action de la Fed et argua que dans le futur l'agence devait avoir plus de pouvoir pour superviser de grandes firmes financières et des marchés opaques comme celui du repo. Ce discours indiquait que Bernanke avait adopté une vue plus favorable à une régulation. Il ne fit pas mention de l’utilisation de la politique monétaire pour percer les bulles spéculatives.

Bernanke croyait que la stratégie du "démerdez-vous !" marchait encore. Après tout, dans le second trimestre de l'année, le produit national brut s'était accru à un rythme annuel de presque 3 % et le taux de chômage était en dessous de 6 %. Les prix des matières premières, pétrole inclus, avaient commencé à baisser ; ce qui allégeait les tensions inflationnistes. A Washington, au cours du week-end de Labor Day, Bernanke et Paulson se rencontrèrent pour discuter de Fannie et Freddie. Depuis cinq semaines que le Congrès avait donné son aval à l'administration Bush pour investir dans ces compagnies, elles n'avaient pas réussi à se recapitaliser sur le marché. Paulson et Bernanke décidèrent qu'une prise de contrôle par le gouvernement était maintenant la meilleure option. En sus d'éliminer le risque que Fannie et Freddie fassent défaut sur leur dette, cela permettrait au gouvernement d'étendre leurs activités de prêt et stabiliserait les prix de l'immobilier. " Nous avons travaillé ensemble pendant neuf mois, en reconnaissant que le marché de l'immobilier est au cœur de nos problèmes économiques", m'a dit Paulson plus tard, en septembre." Nous disions : si vous voulez vous attaquer à ça, comment allez-vous vous y prendre ?"

Le dimanche 7 septembre, Paulson annonça que le gouvernement plaçait Fannie et Freddie dans un "conservatorship", remplaçait leurs dirigeants, prenait 80 % du capital dans chaque société et leur fournirait, si besoin, deux cent milliards de dollars. Le lendemain, le Dow Jones bondit de 300 points. Le milliardaire Warren Buffett, que Paulson avait mis au courant, dit que c'était "la bonne solution pour le pays." Même le Wall Street Journal, qui, pendant des mois, avait critiqué Paulson et Bernanke, endossa de mauvaise grâce ce plan.

Au Departement du Trésor et à la Fed, on n’eut pas le temps de célébrer la victoire. Le mardi 9 septembre, l'action de Lehman Brothers chuta de 45 % à la suite de rapports alarmants. La firme avait échoué dans ses négociations avec une banque coréenne pour une recapitalisation de ses fonds propres. Lehman approcha plusieurs potentiels acheteurs, notamment Bank of America et Barclays, la banque anglaise. Mais à la fin de la semaine, elle manquait de cash. Le vendredi après-midi, Geithner et Paulson convoquèrent un groupe de patrons de Wall Street à la Banque Fédérale de New York. Ils leur dirent que le gouvernement voulait une solution de "l'industrie" aux problèmes de Lehman Brothers. Les négociations se poursuivirent pendant tout le week-end mais, le dimanche après-midi, Bank of America et Barclays se retirèrent. La nouvelle circula que Lehman se préparait à se placer sous la protection de la loi sur la faillite.

Quand les acheteurs potentiels se retirèrent, Bernanke et Paulson n'envisagèrent pas sérieusement de monter une opération de secours de Lehman Brothers. Bernanke et d'autres officiels de la Fed dirent qu'ils n'avaient pas l'autorité légale de sauver la banque. " Il n'y avait ni mécanisme ni option, il n'y avait pas de cadre juridique, il n'y avait pas d'argent pour nous permettre de redresser la situation", dit Bernanke, le mois dernier, au club économique de New York. "La possibilité de prêt d'argent par la Fed, qui fut utilisée dans le cas de Bear Stearns, requiert que des collatéraux adéquats soient donnés… C'était impossible, il n'y avait tout simplement pas assez de collatéraux pour supporter le prêt…Nous avons travaillé durement pendant tout le week-end, avec non seulement de potentiels acquéreurs de Lehman, mais nous avons aussi appelé beaucoup de patrons du secteur privé à New York pour trouver une solution. Nous n'en avons pas trouvé un qui voulait s'engager." Bernanke a insisté auprès de moi qu'il n'y avait rien à faire pour empêcher que Lehman fasse faillite. "Avec Bear Stearns, avec tous les autres, il y avait un moment dans la négociation quand quelqu'un disait, monsieur le président, allons-nous faire un marché ou non avec vous ? Avec Lehman, nous ne nous sommes jamais approchés de ce point. Il n'y avait aucune décision à prendre."

Toutefois, Bernanke et Paulson étaient sans doute sensibles à l'accusation, lancée dans le sillage de leurs efforts pour sauver Bear Stearns, Fannie Mae et Freddie Mac, qu'ils étaient en train de sauver des financiers irresponsables et cupides. Pendant des mois, le Trésor et la Fed avaient alerté les patrons de Lehman de lever plus de capital. Beaucoup d'analystes demeurent sceptiques que la Fed n'ait pas pu sauver Lehman. "C'est très difficile pour moi d'accepter qu'ils n'avaient pas les moyens de le faire", dit Dean Baker, du Center for Economic and Policy Research. "Ils ont fait des choses d'une légalité douteuse pendant toute l'année. Qui leur aurait fait un procès ?"

A l'époque, une interprétation populaire de la faillite de Lehman Brothers était que Bernanke et Paulson avaient tiré un trait définitif. " Nous avons rétabli le hasard moral", a dit une souce impliquée dans les discussions avec Lehman au Wall Street Journal. Mais moins de quarante-huit heures après, la Fed accepta de donner quatre-vingt cinq milliards de dollars à A.I.G, une firme qui avait agi probablement de manière plus irresponsable que Lehman Brothers. La différence était que la Fed, en imposant un intérêt de plus de 10 % et en demandant 80 % du capital de la société, avait été capable d'imposer des conditions draconiennes en échange de son aide. "Nous pensions que c'était un prêt sécurisé et que nous ne mettions pas en danger l'argent du contribuable", m'a dit un officiel de la Fed.

A.I.G était une firme plus grande et plus complexe que ne l'était Lehman Brothers. En sus de fournir des contrats d'assurance vie et des contrats d'assurance maison, A.I.G était un acteur majeur dans les obligations hypothécaires et dans d'autres titres. Si elle avait été autorisée à faire faillite, chaque grande firme financière du pays, et beaucoup d'autres à l'étranger, auraient été affectées. Mais le sauvetage de A.I.G ne fut pas suffisant pour calmer les marchés.

Le mardi 16 septembre, Reserve Primary Fund, un mutual fund de New York, qui avait acheté plus de sept cent millions de dollars d'emprunts à court terme de Lehman Brothers, annonça qu'il suspendait son activité parce que ses actifs nets étaient tombés à moins d'un dollar par action. Le virus des subprimes infectait le système financier qui était considéré comme immunisé, même les institutions les plus allergiques au risque étaient touchées. La nouvelle que Reserve Primary Fund avait enfoncé le plancher d'un dollar, déclencha une panique qui, à la mi-octobre, devint mondiale. Des pays comme l'Islande, la Hongrie et le Brésil furent touchés.

Bernanke accompagna Paulson au Capitole pour alerter des élus réticents des conséquences catastrophiques qu'entraînait leur refus de voter la loi de sauvetage. "Quand vous l'écoutez décrire la situation, vous gobez", dit le sénateur démocrate de New York Chuck Schumer. Il aida Goldman Sachs et Morgan Stanley à se convertir en holding. Il coopéra avec d'autres régulateurs sur la prise de contrôle de Washington Mutual et la vente de la plupart de ses activités à J.P.Morgan. Il était à son bureau jusqu'à 4 h du matin pour finaliser l'absorption de Wachovia par Citigroup. Le gouvernement accepta de couvrir les pertes potentielles de Citigroup sur l'énorme portefeuille de prêts hypothécaires de Wachovia. La Fed annonça aussi qu'elle dépenserait un demi trillion de dollars pour venir en aide aux mutual funds.

Souvent, il était clair que Bernanke et Paulson improvisaient. Le 10 novembre, la Fed et le Département du Trésor annoncèrent qu'ils donnaient encore plus d'argent à A.I.G, portant le total à 145 milliards de dollars. L'apport initial de 85 milliards de dollars et une aide subséquente de 37.8 milliards de dollars s'avérèrent insuffisants. Deux jours plus tard, Paulson abandonna l'idée d'acheter les subprimes, une proposition que lui et Bernanke avaient vigoureusement défendue, et la semaine dernière, lors d'une audition à la commission bancaire à la Chambre des Représentants, des députés l'ont condamné. "Vous avez l'air de piloter un avion de sept cent milliards de dollars sans avoir les qualifications nécessaires", lui dit Gary Ackerman, un démocrate de New York. Peut être que la critique la plus vexante émanait du président de la commission, Barney Frank, un démocrate du Massachusetts. Il a noté que même si la loi de sauvetage inclut des provisions spécifiques s'adressant aux saisies de maisons, les Américains continuaient de faire défaut sur leur prêt à un rythme record.

Le représentant a marqué un point. Les efforts de Paulson et Bernanke pour sauver le système financier n'ont eu, jusqu'à présent, qu'un impact très limité sur la baisse de l'immobilier, qui est la source de tous les problèmes. Tant que ce problème ne sera pas réglé, le secteur financier restera sous forte tension.

La semaine dernière, le marché a plongé à son plus bas niveau depuis onze ans. Les patrons de l'automobile sont venus à bord de l'avion de leur compagnie à Washington pour demander une aide. Des analystes de Wall Street ont averti que le vide politique entre les deux administrations pouvait créer davantage de turbulences. " Nous ne pouvons pas attendre jusqu'au 1er février", a prévenu Robert Barbera, le chef économiste à I.T.G, une firme d'investissement.

Bernanke reste remarquablement calme. (Jim Cramer préfèrerait dire inconscient) Il est convaincu des altérations du plan de sauvetage, arguant que des circonstances changeantes l'exigent. Il est soulagé que le Département du Trésor et le Congrès aient pris à présent les commandes. En dépit de nouvelles effroyables sur le terrain du chômage, des prix à la consommation et des profits des entreprises, il est confiant dans le fait qu'une embellie de l'économie commencera l'année prochaine. Jusqu'au milieu de la semaine dernière, il y avait des signes que la crise du crédit s'étiolait. Des banques se prêtaient entre elles, les intérêts qu'elles se facturaient entre elles avaient baissé, et aucune institution majeure n'avait fait faillite depuis le passage de la loi de sauvetage. "C'était un pas très important", m'a dit Bernanke la semaine dernière, se référant à la loi en question. "La menace d'une banqueroute mondiale a grandement diminué. Mais, comme l'a dit en public Paulson, on ne vous crédite pas d’avoir évité un désastre."

A Wall Street, la cote de Bernanke a remonté, particulièrement dans les firmes qui ont reçu l'assistance de la Fed. "Je pense qu'il a fait un super boulot, en venant avec des solutions innovantes et en coordonnant l'action avec la Fed de New York, le Département du Trésor et la S.E.C", m'a dit John Mack, de Morgan Stanley. "Je lui donne une excellent note." George Soros, l'investisseur philanthrope, dont la firme n'a pas bénéficié des largesses de la Fed, dit : "Au début, étant un universitaire, il n'a pas réalisé la gravité du problème. Mais après le début de l'année, il a reçu le message et il a agi de façon décisive." Soros poursuivit en citant de nouvelles turbulences possibles sur les marchés. Il y a une forte spéculation au sujet de Citigroup, dont le cours de l'action est tombé en dessous de quatre dollars. "Avec Lehman, le système s'est effondré. Il est maintenu en respiration artificielle par la Fed. Ce n'est pas évident qu'elle pourra le sauver. La pression est montée d'un cran au moment où je vous parle, ajouta-t-il. Nous sommes peut être au bord du gouffre."

Bernanke, dans sa quête d'inspiration et d'assistance, a pensé à deux présidents : Franklin Delano Roosevelt et Abraham Lincoln. Du premier il a appris que, dans une crise, les décideurs d'une politique devaient être flexibles et résolus. Après avoir prêté serment, en mars 1933, Roosevelt prit des mesures audacieuses pour revivifier une économie moribonde : la fermeture des banques pendant dix jours, une assurance des dépôts, une extension des travaux publics, une dévaluation du dollar, le contrôle des prix, l'imposition de directives de production dans beaucoup d'industries. Des mesures ont marché, d'autres ont retardé un rebond. Mais elles ont redonné de l'espoir au peuple américain parce qu'elles étaient des actions décisives.

La connaissance par Bernanke d'Abraham Lincoln est beaucoup plus limitée. Un matin, un type qui gère le parc de voitures dans le garage souterrain de la Fed, lui a donné une copie d'une déclaration de Lincoln qu'il a faite, en 1862, après qu'il eut été sévèrement critiqué par le Congrès pour ses bourdes militaires durant la Guerre Civile. "Si j'essayais de tout lire, encore plus de répondre, à toutes les attaques dont je fais l'objet, cette boutique pourrait être fermée pour laisser place à un autre business. Je fais pour le mieux de ce que je sais faire et j'ai l'intention de continuer ainsi jusqu'à la fin. Si la fin se termine bien pour moi, ce qui est dit contre moi, n'aura plus aucune valeur. Si la fin se termine mal pour moi, dix anges jurant que j'avais raison, ne feront pas la différence."

Bernanke garde ce discours sur son bureau pour s'y référer si le besoin s'en fait sentir.

John Cassidy

Traduit de l'anglais par Bernard Martoïa

 

Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme